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La tentation de David

 La Tentation de David

Le récit du Recensement de David serait le même récit que celui de la ligature d’Isaac. Les deux récits ont en effet la même structure. Le récit du Recensement de David présente un premier point de contact, évident, avec le récit de la ligature d’Isaac: Dieu arrête la main de l’ange au moment suprême, au comble de l’épreuve.

 Puis Dieu envoya l’ange vers Jérusalem pour l’exterminer; mais au moment de l’exterminer, Yahvé regarda et se repentit de ce mal; et il dit à l’ange exterminateur : Assez! Retire ta main. 2S 24, 16 ou 1Ch 21, 15

Il présente aussi un point commun avec le récit du rituel de l’agneau pascal: dans les deux cas le peuple est protégé contre un fléau (negef, magefa) devastateur (mashHit). Le fléau destructeur (negef lemashHit) d’Exode 12,13 fait écho à l’ange exterminateur (malakh hamashHit) de 1Ch 21,15.

On sait que le rituel de l’agneau pascal décrit en Exode 12 est justifié par ce verset:

Le sang sera pour vous un signe sur les maisons où vous vous tenez. Je verrai le sang, je passerai outre et vous échapperez au fléau destructeur lorsque je frapperai le pays d’Égypte (Ex 12, 13)

Le midrash peut rapprocher par gezera shava l’expression Je verrai le sang des passages où il est question du regard de Dieu. Le midrash lit donc par gezera shava ce « je verrai le sang » comme : je verrai le sang d’Isaac, puisqu’il est dit :

A ce lieu, Abraham donna le nom de Yahvé verra (Gn 22, 14)

Mais ce serait une erreur de croire que le lien entre le rituel de l’agneau pascal et celui de la ligature d’Isaac est seulement d’ordre technique (le procédé de la gezera shava serait alors arbitraire). Les deux récits sont profondément liés car ils répondent au même schéma eschatologique de base: Au comble de l’épreuve, Dieu intervient en inversant les choses.
Ce n’est qu’à partir de cette identité de base que le midrash organise son jeu de piste habituel et qu’il dispose ici et là des traces que nous n’avons plus qu’à suivre: il nous dit par exemple que la ‘Aqeda (la ligature d’Isaac) eut lieu le jour de PessaH (le jour de l’ingestion de l’agneau pascal).
Le récit du Recensement de David qui est relié par le midrash à ces deux autres récits (rituel de l’agneau pascal et ‘Aqeda) obéirait alors au même schéma. Il nous parlerait d’eschatologie.
Nous serions donc dans un contexte d’Epreuve. L’exil égyptien est l’Epreuve par excellence, la ligature d’Isaac est la même Epreuve. Dieu éprouva Abraham. Dans le livre des Jubilés, c’est le Diable (mastéma est celui qui éprouve, racine st) qui suggère à Dieu d’éprouver Abraham. Peut-être Abraham n’aime-t-il Dieu que du fait de la promesse d’un fils. Mais si ce fils venait à manquer ?
Ici aussi, Dieu (ou Satan) éprouve David (vayaset et david, racine st). Mais en quoi ? En quoi consisterait précisément l’épreuve de David ? Pour le comprendre, il faut revenir à l’hébreu. Le recensement (pqd) signifie aussi la visitation et évoque midrashiquement la fin des temps. Le texte grec de la Septante situe d’ailleurs l’action à l’époque de la moisson des blés.
David prend le risque du Jugement et donc celui de la remontrance. Un midrash indique que lors du Recensement de David il n’y eut pas de collecte du demi-sicle qui aurait permis l’expiation. David, par précipitation, aurait oublié la capitation. Comme dans le récit de la Ligature d’Isaac, c’est en s’abandonnant à Dieu, en acceptant que la punition vienne de la main de Dieu, et en s’offrant lui-même en sacrifice (à la place du peuple, toujours) que David fait cesser la punition. David refait alors le geste d’Abraham, il achète le lieu où sera construit le temple. Le récit de l’épreuve de la ligature d’Isaac était suivi de l’achat de la grotte de Makhpela, l’épreuve du Recensement de David sera donc suivie par l’achat d’une aire à Ornan.
Dieu aurait donc tenté David. Non pas en lui demandant de sacrifier son fils. Mais en l’incitant à « hâter la fin » comme nous l’avons déjà vu dans l’article David et Bethsabée. C’est la tentation de l’eschatologie au sens étymologique: connaître les choses de la Fin et la fin des choses. Autre formulation: La tentation résiderait dans la vérification de la promesse. La promesse était celle d’une postérité innombrable (ein mispar, pas-de-compte). David cède à la tentation de vérifier si la promesse est accomplie, il accepte qu’Israël soit pesé (méné) compté et donc jugé. Et comme Israël est très fautif, comme chacun sait, c’est une véritable hécatombe que déclenche David, ce qui n’est pas la première chose qu’on attend d’un berger. Curieusement, pour que l’hécatombe cesse, David doit acheter un champ et faire des sacrifices (alors que l’ange a déjà été arrété). On retrouve aussi dans notre texte l’idée de payer une redevance (Ornân sonne comme arnona, l’impôt). Acheter un champ et payer un impôt signifieront, dans le midrash chrétien, la différance du messie, le fait de différer indéfiniment sa venue (Cf. le dictionnaire midrashique sur ce site). Si cette hypothèse est correcte, ce passage serait une charge contre ceux qui seraient tentés par l’idée de « hâter la fin ». Il serait en revanche un plaidoyer pour cette idée qu’Israël a, en attendant, encore besoin du Temple et des sacrifices. Mieux vaut une expiation imparfaite mais continue, via le Temple et les sacrifices, que l’expiation définitive de la fin des temps qui risque bien de ressembler à une hécatombe. L’Epître aux Hébreux, texte messianiste radical qui veut l’expiation totale ici et maintenant, dira bien entendu exactement l’inverse: ….nous sommes sanctifiés par le sacrifice du corps de Jésus Christ, une fois pour toutes. Tandis que tout prêtre se tient debout chaque jour, officiant et offrant maintes fois les mêmes sacrifices, qui sont absolument impuissants à enlever des péchés, lui au contraire, ayant offert pour les péchés un unique sacrifice, il s’est assis pour toujours à la droite de Dieu (Hb 10, 10-12).
Un des sens de ce passage serait une fois de plus construit sur l’idée de « mesure pour mesure ». Si l’homme compte, Dieu compte (les fautes) si l’homme ne compte pas, mais s’abandonne, Dieu ne compte pas.

Merci à Géraldine qui nous a signalé ce passage du Recensement et pour sa suggestion d’une rubrique « énigmes midrashiques »)