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Les adeptes de l’intelligence borgnesse

Les adeptes de l’intelligence borgnesse

Une formule saillante ressort du texte de l’Apocalypse et qui ferait figure d’énigme, ce sont les fameux « Nicolaïtes ». La tournure a été maintes fois répétée et commentée par les pères de l’Eglise, à commencer par les hérésiologues Irénée et Epiphane. Il paraîtrait, aux yeux de telles sommités, que des barbélo gnostiques seraient à devoir incriminer. Ou alors il s’agirait d’y mêler Paul, voire ses disciples. Il faut dire que la variété des candidats à pouvoir être ainsi épinglés et catalogués comme « Nicolaïtes » est grande vue la multitude de sectes ou d’hérésies – mais ne faut-il pas plutôt parler de riches courants d’autant plus riches que contradictoires et contradictoires que riches ? – que recèle le judaïsme, de celui qui a fait si continuellement peur aux Eglises tant la pensée peut effrayer qui ne veut pas aller plus avant que l’opinion reçue. Nous verrons que les interprétations admises, sur ce point comme sur tant d’autres, s’effondrent sans qu’on ait un seul instant à les regretter, ne laissant derrière elles qu’un vague bruit écumeux que le Temps dissipe.

Mais qui peuvent donc bien être ces Nicolaïtes dont le nom à agacé les dents, énervé l’estomac, et empoisonné les cervelles de tant et tant de commentateurs impropres à retrouver et à digérer ce poison admirable distillé par la langue du midrash et qui a pour nom « polémique midrashique » ? Ne faut-il pas préférer ce poivre, ce sel, ce piment – que dis-je, ce pilpul ! – aux fadeurs d’une exégèse « chrétienne » tout bonnement à côté du sujet ?

La seconde question est sans doute affaire de goût, mais l’on aurait pourtant tort de ne prendre celui-ci que pour subjectif. Quant à la première, l’article que voici se propose d’y répondre en hauteur, en largeur et en profondeur afin de restituer tout leur volume à ces supposés « Nicolaïtes », car mon lecteur le devine ils ne se nomment « Nicolaïtes » qu’une fois qu’ils ont quitté le bon moule de leur hébreu primitif ainsi que le note Bernard Dubourg, cet incontournable auteur de L’invention de Jésus, lui sans qui nous en serions encore à balbutier de pauvres syllabes et à claudiquer dans les ténèbres une bougie à la main ne sachant même pas ce que nous recherchons et qu’il a osé le premier révéler, à savoir les lumières véritables de l’intellection paradisiaque du nouveau testament, rien de moins. Mais il est temps, levons l’ancre, entrons en matière.      

La formule « Nicolaïtes » est en fait tout sauf énigmatique. En l’employant, les auteurs de l’Apocalypse entendent non seulement désigner, mais fustiger, insulter et pilonner leurs adversaires principaux, tout en restant bien entendu dans l’esprit spéculatif du langage polémique propre au midrash, c’est-à-dire ne tombant jamais dans l’ornière de la lettre. Elle repose ainsi sur un jeu de mots avec Balaam, Nicolas étant un équivalent traduit en grec de l’un des jeux lus à même ce nom hébreu. En effet, celui-ci est décrypté comme condensation de BL‘/avaler, détruire + ‘M/le peuple (cf. Sanhedrin 105a), et le peuple comme notion est au cœur du souci essentiel non seulement des nazaréens de Jésus mais de tout juif-hébreu étudiant la tradition de la Thora car le peuple est le sujet de celle-ci, Moïse ou Josué en étant le guide, la conscience éveillée. Pour l’Apocalypse ‘M/‘am, le peuple – qui prononcé ‘im signifie « avec » ce dont joue le midrash lorsqu’il est question d’être avec dieu ou du dieu avec les hommes… –, est uni au dieu au « nom nouveau », parce que sa gR est de 29, la gématrie de ce YHtWH (le nom nouveau). L’union du peuple (de la fiancée, l’Assemblée, la Sagesse, Eve, Jérusalem etc. tous termes synonymes…) et de son dieu est un thème crucial du judaïsme, ce qui se passe de commentaires. Quant à elle, la racine grecque nikaô signifie d’abord vaincre, prévaloir, gagner une cause, mais aussi détruire comme BL‘ (au piel), tandis que laos signifie bien peuple. C’est pourquoi Nicolas traduit en grec Balaam. Partant de là, les Nicolaïtes seraient les bnêy bile‘am, les fils de Balaam (le pluriel d’un nom propre en hébreu se note généralement ainsi, cf. les bnêy Israël pour dire bibliquement les « israélites »), autrement dit ceux qui sous prétexte de guider le peuple ne feraient que le perdre, l’avaler, le détruire, l’avilir. Si dans le midrash c’est un sujet de joute verbale qui ne sort pas du langage et de ceux qui savent y accéder, cette époque cancérisée en voit malheureusement la réalisation inversée à l’échelle de la réalité planétaire. Ainsi, la démocratie spectaculaire – ceux qui en tiennent et manipulent le discours – ne parle autant de l’idée de peuple – dont la manipulation est « héritée » du nazisme – que parce qu’agiter celle-ci maintient et renforce l’intérêt du despotisme dont cette démocratie supposée sert de pauvre paravent. Là aussi le peuple est avalé et avili mais dans un tout autre sens !   

De plus, nous savons, dès lors que nous ouvrons le Midrash et les Talmud plutôt que les patrologies poussiéreuses qui s’accroupissent sur les rayonnages des bibliothèques désertées par ceux qui savent lire, que Balaam est une désignation cryptée du Jésus nazaréen pour la polémique du midrash. En Yalkut shim’oni sur Nb. 23,7 il est accusé d’avoir voulu « se faire Dieu », ce qui renvoie en le travestissant au propre du midrash chrétien qui est bien plutôt de faire (au sens du ma‘asseh, l’œuvre de la Création ou du Char) Dieu ou de le revêtir, bref de laisser l’infinité faire retour dans la finité celle-ci étant ainsi véritablement fondée et celle-là enfin véritable dans son unité. On retrouve cette accusation dans le Talmud lui-même sans que j’éprouve le besoin d’y insister, car si les exemples abondent, ils ont une fâcheuse tendance à se ressembler tous.

Dès le livre des Nombres, Balaam est dit instruit de « la science du Très Haut ». Le Talmud s’en étonnant clarifie celle-ci en indiquant qu’il s’agit de la science du temps de la fin, du rega‘. Le terme rega‘/RG‘ n’est pas anodin.

« Ces deux choses t’arriveront en un instant (RG‘), en un seul jour (le YWM yôm du jugement, le grand et redoutable qui conclut les Prophètes, cf. la fin de Malachie ou encore Joël, Isaïe etc.), la privation d’enfant et le veuvage ; elles viendront sur toi en plein, malgré la multitude de tes sorcelleries, malgré le grand nombre de tes sortilèges. » (Is 47, 9)

Cet instant du jugement doit donc être interprété comme moment de l’interruption des générations (plus de pères, plus d’enfants), autrement dit de l’interruption par le dieu du cours naturel des engendrements et des affaires humaines. Ce rega‘ est aussi le clin d’œil, le laps de temps que dure le jugement de dieu dont chacun sait depuis l’Apocalypse qu’il vient comme un voleur, en un clin d’œil en effet. Ce RG‘ a pour gR 39 et gC 273(93) : la Révélation (HNGLH hanigla, de gématries en miroir 39/93).

Ainsi, les auteurs de l’Apocalypse renversent-ils l’accusation envers Jésus (c’est-à-dire eux-mêmes) et critiquent-ils vertement leurs adversaires en rapprochant leur enseignement de celui de Balaam et de ses fils, c’est-à-dire d’un enseignement à  « l’intelligence borgnesse » quant au temps de la fin, impuissant à réellement déceler, distinguer et penser ce temps subtil entre tous, ce rega‘ fulgurant du divin. Les soi-disant Nicolaïtes ne sont autres que ces adeptes de l’intelligence borgnesse qui ne veulent pas voir la fin et la diffèrent sans fin, ce qui se confond justement avec l’accusation de l’Evangile à l’égard des pharisiens diversement réticents ou hostiles à l’égard du midrash chrétien.

De plus, Tikunê Zohar 142b identifie ces fils de Balaam (seule mention que j’ai pu en trouver, mais qu’il y en ai une est déjà un signe) aux deux magiciens égyptiens Yanis et Yambris – le midrash inventant leurs noms – qui s’opposèrent à Moïse lors de la célèbre joute biblique sceptre-serpent contre serpent-sceptre, Moïse ayant l’avantage décisif de la puissance miraculeuse de YHWH. Or, ces deux magiciens figurent aussi dans le Nouveau Testament. Ainsi, en 2 Timothée 3, 8 Paul dit : « de même que Yannès et Yambrès s’opposèrent à Moïse, ainsi ces gens-là [mais qui donc ?] s’opposent à la vérité [la voie du tov de l’accomplissement messianique, le fait de se tenir dans cette voie], ce sont des humains [’anôshim, des membres de yeshivot et synagogues d’Israël !] corrompus quant à l’intelligence [borgnesse, vous disais-je…] » etc., bref ce sont des fils de Balaam, des Nicolaïtes ! Sachant que l’Apocalypse juge elle aussi des humains (anashim), qu’ils soient lapidés par la grêle (BRD anagramme exacte du verbe, de davar DBR), calcinés par le feu du soleil du réel ou encore envoyés avec le Satan et le faux prophète dans l’étang de feu et de souffre rappelant le jugement de Sodome – ce premier jugement de l’idolâtrie d’après le Déluge –, j’en déduis bien que les adversaires des auteurs de l’Apocalypse et ceux du midrash paulinien sont les mêmes, les Nicolaïtes, les anashim d’Israël qui refusent le midrash chrétien. C’est ainsi que toute confusion est dispersée quant à ces Nicolaïtes, elle qui fut colportée dès les premiers hérésiologues de l’Occident chrétien et qui visait par exemple à introduire une dissonance majeure entre Paul et l’Apocalypse ou entre des gnostiques et les auteurs de celle-ci. Eh bien, non ! Les fils de Balaam sont à chercher du côté des rabbis opposés à l’avènement du Rabbi apocalyptique, ce principe de la recréation divine, par exemple chez un certain Rabbi Tarphon de triste mémoire puisque c’est dans sa bouche que, selon certains pans du Talmud, fut mis la parole la plus dure contre les midrashim évangéliques enjoignant de les laisser brûler en cas d’incendie etc. Choses pour certains familières mais pas pour autant connues, car là encore il ne faut pas prendre ces choses au pied de la lettre, mais commencer par rappeler qu’il en va ici de cet arsenic métaphorique – étrangement délectable pour qui a foi en pareil poison – qu’est le langage de la polémique.  

Mais il est temps de conclure en réinjectant le terme de notre rétroversion (Dubourg ne s’est nullement interdit toute postérité en inventant cet art subtile) dans l’hébreu de l’Apocalypse.

Tout d’abord, Ap. 2, 15 nomme les adversaires comme les détenant l’enseignement des « Nicolaïtes ». Sous ce « les détenant » il s’agirait de lire la racine B‘L, posséder, détenir faisant jeu avec la racine BL‘ avaler, détruire présente dans nos bnêy Bileam. L’expression complète des « détenant l’enseigner des fils de Balaam » serait dès lors B‘WLYM LMD (H)BNY BL‘M  dont la notarique initiale n’est autre que BLBB dans le cœur, le cœur écrit avec deux bêth, celui qui n’est pas circoncis, symbolisant l’idolâtrie elle-même.

Quelques gématries en guise d’afikoman dionysiaque ? 

Cet « enseigner des Nicolaïtes » repose en effet sur de la gématrie. L’enseigner est ici LMD de gR et gC 29/74, tandis que les Nicolaïtes sont les bnêy Bile‘am, soit avec article HBNY BL‘M de gR et gC 74/2(0)9, les mêmes réseaux gématriques ! 

Mais comme je vois que je n’ai fait qu’ouvrir l’appétit de ceux dont il ne se comble pas aisément parce qu’il est spirituel par nature, je me dois d’ajouter que HB‘WLYM LMD BNY BL‘M/«les détenant l’enseigner des fils de Balaam » a pour gC 441 = ’MTh/ emet (gC), vérité-fidélité, celle qui libère, celle qu’amène la Thora du Messie Jésus-Iéshoû‘a en même temps que la fin, cette parousie du ‘ôlam haba’ qui survient à chaque instant pour qui le désire, ou plutôt à chaque fois qu’il y a donation du Temps, dirais-je pour parler à peu près comme un philosophe méconnu. Par identité spéculative des contraires, nous savons donc que les opposants désignés sous le nom de Nicolaïtes sont les opposants rabbiniques à la vérité même, c’est-à-dire à l’accomplissement gnostique des écritures enfin advenu, dans le rega‘ que de leurs yeux jamais las scrutent et contemplent en eux-mêmes les divins auteurs de l’Apocalypse johannique, ces autres rabbins qui, dans l’humilité suprême, ont acceptés de ne plus se dire rabbi pour revêtir le Rabbi définitif, le Messie.   

Pour sûr, ce ne sont pas les patrologies décomposées qui vous enseigneront pareilles subtilités, mais le midrash et lui seul.

Olivier-Pierre Thébault