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Marc le gnostique

MARC  LE  GNOSTIQUE

Raymonde Reznikov

A Bernard Dubourg

 

Le personnage est connu par l’unique témoignage de l’évêque Irénée de Lyon, témoignage repris il est vrai par Hippolyte de Rome, Epiphane, Théodoret. Quel crédit accorder à un témoin aussi peu scrupuleux, rendu célèbre par ses fraudes, impostures, trafics et destructions de documents originaux, un digne prédécesseur d’Eusèbe de Césarée ?

 

Il faut savoir que la connaissance des pratiques des gnostiques ne nous est parvenue que tronquée, mutilée et déformée par la haine de notables pourfendeurs d’hérétiques, dont les écrits ont été ensuite encore améliorés par le zèle de pieux moines copistes incultes. De plus, les systèmes des gnostiques n’étaient pas destinés à être divulgués aux profanes. Il s’agissait de rituels secrets et d’enseignements ésotériques dont la clef  n’était confiée qu’aux membres de la communauté lors des initiations. Marc, Marcos ou Marcus, disciple de l’Alexandrin Valentin, le plus fameux docteur de la Gnose, vécut à la fin du second siècle de l’ère vulgaire. Il fonda son école en Asie Mineure. Très vite ses initiés essaimèrent dans l’Empire Romain et c’est en Gaule qu’Irénée leur déclara la guerre. La hargne et la haine déployées par l’évêque de Lyon sont proportionnelles aux succès remportés par la secte. Sous Marc Aurèle, la vallée du Rhône où vivait une importante colonie originaire d’Asie Mineure, devint une pépinière « d’hérésies » diverses ; certaines dualistes, comme celle de Florin, alors que d’autres écoles tendaient à retourner vers un judaïsme plus pur,  par exemple celle des disciples de Blastus. Irénée décrit Marc comme un sorcier, un séducteur de femmes belles et riches, un corrupteur doublé d’un obsédé sexuel, et j’en passe… Mais trop, c’est trop et l’excès dans la description des turpitudes de l’accusé discrédite le dossier du benoît procureur lyonnais. Même Hippolyte de Rome, peu suspect de sympathie envers Marc, déclare avec un semblant d’honnêteté (hypocrite) :

« Le bienheureux presbytre Irénée, qui s’est appliqué à les réfuter avec une grande liberté de langage, a exposé les baptêmes et les rédemptions en question, racontant copieusement ce que font ces hérétiques. Il est vrai que certains d’entre eux, ayant lu ce qu’avance Irénée, ont déclaré n’avoir jamais entendu parler de ces choses ; mais on leur apprend à nier toujours. » (1)

Bernard Dubourg, dans le tome I de « L’invention de Jésus » présente un tout autre visage du personnage diffamé et dans son glossaire on peut lire :

 Marc le Mage : gnostique maltraité par Irénée dans son Contre les hérésies. Les calculs auxquels semble s’être, en hébreu, livré Marc le Mage relèvent tous de la Kabbale ; mais Irénée les transmet en grec, comme s’ils pouvaient être longtemps performants dans cette langue  (2)


• Marc et la gématrie

La Tétrade plus élevée que tout, assure-t-il, venant des lieux invisibles et innommables, descendit elle-même vers lui sous les traits d’une femme…  (3)

Celle-ci , évidente personnification de la Sagesse, lui enseigna que la divinité se cachait sous le symbole de quatre syllabes (combinaisons), composées de trente éléments, trente lettres ; et là Irénée ajoute une précision intéressante :

 … chacune de ces  trente lettres a en elle-même d’autres lettres qui servent à la nommer…


Et cela jusqu’à l’infini. Pour appuyer sa démonstration le polémiste donne en exemple la lettre delta formée de delta + epsilon + lambda + tau + alpha. Marc enseignait donc un système de gématrie étendue ; oui mais en quelle langue ?
Nous avons quatre syllabes de trente éléments. La première et la seconde syllabe, ou combinaison, sont composées de quatre lettres, la troisième de dix lettres, la quatrième de douze lettres. Voilà qui rappelle de manière déformée les spéculations des cabalistes sur le nom en quatre, douze, quarante-deux ou soixante-douze lettres.


• Trente

Parmi les divers moyens d’obtenir trente, les Marcosiens additionnent les nombres pairs 2 + 4 + 6 + 8 + 10, ou 8 + 10 + 12 ; ou encore ils additionnent α + β + γ + δ + ε = 15 + ζ + η (7 + 8) = 30 ; la suite des lettres de alpha à éta de valeur 8 comme le Het , considérée comme symbole de l’ Ogdoade. Toutefois il est nécessaire de skipper le 6, dont la lettre Fav (digamma ou stigma) a été supprimée de l’alphabet grec. Cette lettre fantôme, le Vav hébreu, Marc en fait « le nombre insigne » de Josué 3 car Ιησους est composé de 6 lettres. En grec, le nombre 30, c’est la lettre lambda dont le nom, également composé de 6 lettres, vaut : 30 + 1 + 40 + 2 + 4 + 1 = 78. Lambda correspond au LaMeD hébreu, enfin presque car il se situe au onzième rang dans l’alphabet et non au douzième. Ce petit détail perturbe considérablement les démonstrations de Marc, remaniées en grec par Irénée, dans le but d’amener les spéculations sur le dodécaèdre.

 L’heure elle-même, qui est la douzième partie du jour, se répartit en trente portions afin d’être une image de la Triacontade. Le cercle du zodiaque comporte aussi 360 degrés, chacun des signes ayant trente degrés : ainsi, par le cercle, est conservé l’image de la conjonction du nombre douze avec le nombre trente.

Elémentaire mon cher Watson, sauf que le rapport entre 12 et 30 n’existe qu’ en hébreu. Il existe aussi en base 4…(12 = 304). Le 30 est associé au Jour de l’An. Dans le rituel de Rosh ha Shanah, les vibrations des sonneries du Shofar sont regroupées par séries de 30. Normal, une explication possible se trouve dans le Sepher Yetsirah :

Il a fait régner le lamed, Il lui a attaché une couronne, Il les a multipliés l’un à l’autre et a créé avec lui la Balance et Tishry.  (4)

En gématrie par rang le 1 Tishry = (1) + 22 + 21 + 20 + 10 = (1) + 73, soit 74 la valeur complète de la lettre Lamed. La Balance, Maznym vaut 40 + 1 + 7 + 50 + 10 + 40 = 148, ou 74 x 2.

Dans ce qui nous est parvenu, très altéré des écrits de Marc, on peut encore détecter certaines parentés avec le Sepher Yetsirah, principalement en ce qui concerne des permutations de lettres de l’alphabet.
Parmi les différents calendriers utilisés dans l’antiquité classique, la période de 30 ans regroupait, pour les Egyptiens, les cycles de la lune par rapport au lever héliaque de l’étoile Sothis (Sirius). Ils avaient observé qu’il fallait 30 ans pour que la lune revienne à la même place avec une même phase. Cette période comptait 371 mois de révolution synodique, et 401 mois de révolution sidérale (10.957, 5 jours environ par année de 365, 25 jours). La différence entre la révolution sidérale et la révolution synodique est due au mouvement de la terre ; curieusement 401 – 371 = 30.

 Pourquoi le Lamed ל est-il plus élevé que toutes les autres lettres ? Parce qu’il est au centre des 22 lettres et qu’il ressemble à un roi assis sur son trône. La royauté est devant lui (Mem du mot Malkhout royauté) ainsi que derrière lui (Kaf du mot Kissé trône) et lui se tient au milieu comme un roi.  (Rabbi Aqiba, cité par F. Lalou) (5)


Il est amusant de noter que la lettre grecque Λ a été choisie par Einstein pour noter la mystérieuse constante cosmologique, paramètre rajouté en 1917 dans ses équations de la relativité générale, et qui pourrait décrire l’influence de l’énergie sombre dans l’accélération de l’expansion de l’univers.


•La Tétrade

30 est la somme des 4 premiers carrés : 12 + 22 + 32 + 42 = 30. Ce qui nous amène à la Tétrade. D’après Irénée :

 Le soleil, ce grand luminaire, disent-ils encore, a été fait le quatrième jour à cause du nombre de la Tétrade… Bref, tout ce qui, dans les Ecritures, est susceptible de se ramener au nombre quatre, ils le disent fait à cause de leur Tétrade. 

Et Hippolyte précise :

     D’après les Marcosiens en effet cet univers doit sa constitution à la monade et à la dyade. Comptant d’abord depuis l’unité jusqu’à quatre, ils engendrent ainsi la décade.

C’est à dire le procédé bien connu pour obtenir la valeur triangulaire d’un nombre, ici :1 + 2 + 3 + 4 = 10. Si à cette triangulaire de 4 on demande aux écoliers d’ajouter  42, les bons élèves, comme vous, répondent : la valeur triangulaire de 4 plus le carré de 4 égalent 26. Bravo, vous avez 10 sur 10.

 

• ATh – BaSh

La Tétrade dit à Marc :

Je veux te montrer aussi la Vérité elle-même…. Vois donc sa tête, en haut, qui est A et  Ω, son cou qui est B et Ψ, ses bras et ses mains qui sont Γ et Χ, sa poitrine qui est Δ et Φ, sa taille qui est E et Y, son ventre qui est Z et T, ses parties qui sont Θ et P, ses cuisses qui sont H et Σ, ses genoux qui sont I et Π, ses jambes qui sont K et Ο, ses chevilles qui sont Λ et Ξ, ses pieds qui sont M et N.  (Irénée)


    Marc enseignait donc le système de transposition des lettres connu des cabalistes sous le nom de Ath BaSh, exemple :

א – ת  =  1 + 400  =  401

ב –  ש =   2 + 300  =  302

ג  –  ר =   3  + 200 =  203

ד  –  ק =   4  + 100 =  104

Total : 1010,  la valeur de la lettre ShYN  avec un NWN final:  300 + 10 + 700 ; la valeur de 30 en base 3, ou encore celle du nombre 10 en binaire…Mais Marc sous le calame d’Irénée essaie d’adapter le dit système à l’alphabet grec, ce qui devient parfaitement abscons, surtout lorsqu’il s’efforce d’obtenir 888 à partir de 801 : C’est pour cela, d’après eux, qu’il a dit : Moi, je suis l’α et l’ ω , en montrant la colombe (περιστερά), qui a ce nombre, c’est à dire le nombre 801.   (Hippolyte). Pour tenter d’aplanir les difficultés, il faut recourir à l’Ogdoade puis unir celle-ci à la Décade, alors on obtient 888 valeur de Josué en grec : Iησους. Manipulation de haute importance, car 888 est une des valeurs du mot MaShYa’H en gématrie étendue : MYM + ShYN + YWD + ‘HYTh ( 90 + 360 + 20 + 418) ; et surtout la somme de 543 (21+501+21) + 345, résultat mathématique de l’effet miroir de l’épisode du « Buisson ardent » (ShM-3, 14). Notons au passage les coïcidences arithmétiques particulières de la lettre LaMeD: 12 x 12 = 144; 30 x 12 = 360; 74 x 12 = 888. Curieusement, c’est en l’an 888 de Rome (135 de l’ère vulgaire), que Julius Severus, général de l’empereur Hadrien, régla par la manière forte les problèmes de Judée, trois ans et demi de révoltes, 42 mois. Périrent dans la tourmente, un candidat messie, « Bar Kokhba », et son malheureux prophète, l’illustre et savant Rabbi Aqiba. Jérusalem, rasée et labourée, prit le nom latin d’Aelia Capitolina. 


• Aleph – Tav ou Alpha – Oméga

    Alpha et oméga : 801, Aleph et Tav : 401. Traduction, trahison ! Pourquoi Jérôme n’a pas traduit les mots alpha et oméga par a et z ? Pourquoi ne pas avoir traduit l’adjectif christos par unctus ? Pourquoi avoir transcrit un seul et même nom « Ιησους » Josué d’une part, et Jésus d’autre part ? Des petits détails, certes, mais ô combien signifiants ! Il est vrai que alpha et oméga, ça fait plus chic que a et z ; déjà le marketing !

     Lorsque le Seigneur était enfant et apprenait ses lettres, le maître lui dit, comme c’était la coutume : Dis alpha ; il répondit alpha. Mais lorsque ensuite le maître lui eut enjoint de dire bêta, le Seigneur lui répondit : Dis-moi d’abord toi-même ce qu’est alpha, et je te dirai alors ce qu’est bêta. Ils expliquent cette réponse du Seigneur en ce sens que lui seul aurait connu l’Inconnaissable, qu’il manifesta sous la figure de la lettre alpha  (Irénée)


 Plusieurs « apocryphes » rapportent cet épisode. Les traducteurs consciencieux, ils en existent, écrivent aleph et beith. Dans l’Apocalypse, aleph et tav apparaissent 3 fois, en 1-8, 21-6 et au verset 13 du dernier chapitre, le chapitre 22, et non le chapitre 24 ; ce qui authentifie l’origine du document et confirme la validité de l’hypothèse de Bernard Dubourg.


• Aleph – Alpha


    Le symbolisme véhiculé par la lettre alpha est loin de valoir celui de la lettre aleph. Celle-ci est directement unie au lamed. Sa valeur gématrique par rang (1+12+17) égale 30 ; et en éliminant les zéros des valeurs classiques des lettres qui la composent, on obtient : 1 + 3 + 8 = 12. 1 + 30 + 80 = 111, c’est la valeur de 13 en base 3, mais aussi celle de  7 en binaire. On peut lire dans le Bahir (§ 140) :

    Que signifie le mot az (אז) ? Il nous enseigne qu’il n’est pas permis de prononcer la lettre Aleph toute seule. Il faut lui associer les deux lettres qui y sont rattachées et qui occupent la première place dans le « Règne » (Malkhout). Les lettres qui écrivent le mot Aleph (אלפ) sont au nombre de trois. Il en reste sept sur les « dix Paroles ». A ces sept-là correspond la lettre Zain…  (6)


Aleph et Lamed forment le mot Al (אל), aux nombreuses significations selon les points voyelles utilisés ; la plus importante étant « Dieu ». Al, c’est soit 13, soit 31. Le nombre 31 a pour valeur triangulaire 496, la valeur du mot Malkhouth (מלכות), « le Règne » : 40 + 30 + 20 + 6 + 400 = 496

    Az : 1 + 7 = 8, là on retrouve indirectement l’Ogdoade de Marc, et une curieuse connexion avec la physique contemporaine la plus pointue ; une de ces coïncidences qui font sourire ou réfléchir. Le groupe de symétrie E8 (algèbre de Lie), de rang 8 est de dimension complexe 248, donc de dimension réelle 496. Je doute fort que ce type de coïncidence soit détectable dans la version grécisée des enseignements de Marc. La science pure n’entrait pas dans les préoccupations des fondateurs des dogmes chrétiens. Certains de ces pieux personnages frôlaient l’illettrisme tout en s’érigeant en donneur de leçon, comme en témoignent les dernières lignes qu’Hippolyte de Rome a consacrées à Marc :

     Je pense avoir suffisamment exposé les ineptes enseignements de ces gens-là, et fait voir clairement quels ont été les véritables maîtres de Marcus et de Colarbase, les successeurs de Valentin dans son école.

    Ce « Colarbase » que ces ânes mitrés ont associé à Marc, ce Colarbase, dont ils ont fait un diable d’hérétique, un suppôt de Satan digne d’aller rôtir en enfer pour l’éternité, n’a jamais existé que dans leur imagination malsaine ; Colarbase est une mauvaise lecture de Kol Arba, (כל ארבע), Tout Quatre, la Tétrade.

 

עכסה

Bibliographie
1) Hippolyte de Rome : Philosophumena, ou réfutation de toutes les hérésies ; traduction par A. Siouville ; Arché Milan, 1988.
2) Bernard Dubourg : L’invention de Jésus ; 2 volumes ; L’Infini, Gallimard ; Paris 1987 – 1989
3) Irénée de Lyon : Contre les Hérésies, dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur ; édition par Antoine Beltrano ; www.jesusmarie.com.
4) Saadia Gaon : Commentaire sur le Sepher Yetzira, traduit de l’arabe et de l’hébreu par Mayer Lambert ; collection « Les Dix Paroles », Editions Verdier, Lagrasse, 2001.
5) Frank Lalou ; Les lettres hébraïques ; Editions Alternatives ; Paris, 2005.
6) Anonyme : Le Bahir, Le Livre de la Clarté ; traduit de l’hébreu et de l’araméen par Joseph Gottfarstein ; Editions Verdier, Lagrasse, 1983.