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Prologue de l’impureté de Dieu

Stéphane Zagdanski

 

Prologue de l’impureté de Dieu

 

Souvent au réveil je me prends à penser que je n’existe pas. L’aube est encore en deçà de la nuit, les bruits de la ville s’esquissent seulement, suffisant pourtant à me laisser croire que non, décidément, je ne suis pas là.
Kafka écrit la courte histoire d’une épée qui, au sortir d’un songe de chevalerie ancienne, demeure enfoncée jusqu’à la garde dans le dos du rêveur distrait. Frappé d’un égal sortilège, je suis resté pour ma part fiché dans mon dernier rêve, quelques lambeaux épars de mon être réel étant seuls parvenus à émerger, oubliant de s’oublier dans la brume. C’est dès lors dans un état intermédiaire entre l’absence et l’acuité accrue que j’écris, ayant la faiblesse d’aimer un propos qui s’apparente au mirage.
L’Impureté de Dieu n’est pas un titre dont on se pare à la légère. Il pèse au contraire de toute l’ambivalence de son génitif ; subjectif, il suppose une impureté dont Dieu dispose et qui nous échoit, tenace comme une malédiction, inamissible comme une grâce, aussi irrémédiable qu’un destin. Impureté de la création, de l’histoire, du réel, de la langue, impureté de qui s’acharnera à la dire.
Impureté de la Bible en conséquence, qu’il faut lire d’un bout à l’autre pour constater comme son écriture est peu linéaire, à quel point cet immense « récit » n’est pas rectiligne. Il faut suivre le Livre de part en part pour en percer la profondeur et en mesurer les volumes. « Vingt auteurs, écrit Chateaubriand dans Le Génie du christianisme, vivant à des époques très éloignées les unes des autres, ont travaillé aux livres saints ; et quoiqu’ils aient employé vingt styles divers, ces styles, toujours inimitables, ne se rencontrent dans aucune composition. Le Nouveau Testament, si différent de l’Ancien par le ton, partage néanmoins avec celui-ci cette étonnante originalité. »
Je nomme cette étrange modalité de l’impureté la texturalité. La pensée m’en est venue à tournoyer au cœur de textes grandioses, ceux de la Cabale, du Midrach et, bien entendu, du fabuleux Talmud. Car les Rabbis ont vécu le Texte comme une texture et la lecture comme de la couture, un travail pulsatile de découpures et de sutures, n’ayant cessé de relier les fibres du Livre (lettres, mots, versets, expressions, opinions, erreurs, répétitions, interpolations, commentaires, interprétations des commentaires, traditions et hérésies diverses) entre elles et à leur ailleurs, à l’invention intérieure de leur transmission. Ils ne laissèrent pas de tailler, de taillader, de découper à vif ce sublime matériau passé de génération en génération, ourdissant leur incomparable chef-d’œuvre de ferveur pensée comme d’autres, à la même époque, burinaient leurs premières cathédrales.
La méthode est directement inspirée de la Bible elle-même, pratiquée quotidiennement, minutieusement, dans l’amour infinitésimal de la lettre et de ses torsades, et qui se peut illustrer de multiples manières, la lecture d’un-bout-à-l’autre en étant une qui fait sentir que de bout, justement, il n’y en a pas. C’est une méthode que j’ai reprise à mon tour, pailletant ma réflexion de citations foisonnées de la prodigieuse mangrove rabbinique, surjetées en vue de ce que j’entendais faire sourdre de leurs lisières communes.
Pas surprenant dès lors que l’impureté soit un des grands thèmes bibliques et rabbiniques. Une bonne part du Lévitique lui est explicitement consacrée, ainsi que le dernier Ordre de la Michna. Non seulement la peste, la lèpre, la contagion, la putréfaction, la souillure, la vermine, mais généralement le meurtre, l’adultère, l’inceste, l’ignominie, la délation, le blasphème, le mensonge, la médisance… le Péché dans tous ses états se presse comme une virago acariâtre au fil des Écritures et de leurs gloses millénaires, séduisant, châtiant, trahissant, isolant et accablant le peuple élu, paradoxalement plus saint et impénitent que les autres, indéfiniment fustigé puis rédimé par ses prophètes, effroyablement menacé pour sa malignité originelle de toute la malignité du monde, palpitant peuple de fiction dont l’autre nom est hommes.
Or la tradition enseigne que ce même Livre d’où l’Occident jaillit, ce Roman qui raconte le monde, le guerroie et lui délivre sa Loi, ce Texte-là préexistait au monde. Tel est le sens de la citation du Zohar, en exergue de l’extraordinaire révélation de la mystique juive : l’Écriture précède l’histoire, mais encore Dieu en jouit, il « joue avec elle ». Le génitif du titre se révèle ainsi également objectif, et voilà lancée de plein fouet une impureté non plus seulement d’appartenance mais bien de l’essence de Dieu. Oui, L’Impureté de Dieu, cela signifie que Dieu est métaphysiquement impur. Ce Dieu époustouflant, abhorré autant qu’adoré, architecte et sculpteur, violemment jaloux et infiniment miséricordieux, ce Dieu proche et caché est un Dieu écrivain. Dans le Zohar encore : « La terre était Tohu et Bohu (Gen. 1 : 2). Le Tohu et le Bohu sont les résidus d’encre qui adhéraient à la pointe du calame. La terre était…, c’est-à-dire qu’elle ne prenait pas de consistance tant qu’elle restait à l’état de Tohu-Bohu ; elle demeura ainsi jusqu’à ce que le monde fût inscrit avec quarante-deux lettres, elle put alors subsister. Ces lettres forment la couronne du nom saint. Lorsque ces lettres furent fondues ensemble, elles se sont d’abord élevées vers l’En-haut, puis elles sont descendues dans l’En-bas, se parant de couronnes aux quatre coins du monde. Le monde enfin put exister, et les lettres prirent consistance grâce à l’œuvre de ce monde. La matrice du moule des lettres était comme le Sceau d’un Sceau. Chaque lettre y entrait puis en ressortait et le monde peu à peu se créait. Elles allaient se placer sous le Sceau, elles étaient imprimées et le monde s’érigeait. »
Chaque spire de ce livre, qu’il s’agisse de la création de l’univers, de la polémique, de la différence des sexes, du pouvoir, de la diaspora, des rapports entre la voix et la lettre, de l’habit ou de la métaphore, sera donc envisagée dans son intrication intime avec l’activité scripturaire, elle-même tressage de lettres, mélange, entrelacs, impurification de signifiants sagement dissociés dans le trésor langagier que l’écrivain a charge de manier, d’altérer, d’infinitiser avec opiniâtreté et, idéalement, béatitude. Ainsi l’écrivain est-il fondamentalement un rhapsode, troubadour antique qui se déplaçait d’une cité l’autre pour psalmodier des fragments homériques notamment, qu’il assemblait comme pièces d’étoffe et d’où lui vint son nom, rhapsôdos signifiant à la lettre : qui coud ensemble des chants. Chez Homère, si l’avisé Ulysse est l’archétype du héros – il est « héros d’endurance » écrit-il, « pour jouer sur les mots, jamais en son esprit les ruses ne manquaient » (Chant XIII) –, Pénélope pour sa part, laborieusement penchée sur son infini tissage, occupe la place discrète de l’auteur : n’est-ce point avec le terme exécré d’un ouvrage d’amour que la plus sage des femmes s’ingénie à en découdre ?
Pourquoi alors privilégier la pensée juive ? Parce qu’elle est mienne, simplement, et qu’elle se trouve largement méconnue en regard de sa portée littéraire et spirituelle. Si le premier badaud venu a entendu une fois au moins prononcer les noms de Confucius, du Kâma-sûtra ou de Bouddha…, Rachi en revanche, le Midrach, le Zohar (pour ne citer que les moins inconnus parmi une foule de noms sans nombre), cela reste de l’hébreu. N’était la sobre et majestueuse intervention contemporaine d’Emmanuel Lévinas, nul aujourd’hui ne se douterait, dans ce pays, de l’existence d’une pensée foncièrement géniale dans cette tradition, hormis quelques esprits fantasques, isolés, inouïs.
Lévinas a précisément défini dans Difficile liberté le génie de ces écrits, longuement élaborés en une extirpation fulgurante hors la loi tyrannique des « siècles hideux » (Mallarmé), textes que n’englobe pas l’événement mais qui s’y arc-boutent pour s’ébrouer de l’Histoire et lui livrer combat : « La pensée des docteurs du Talmud procède d’une réflexion assez radicale pour satisfaire aussi aux exigences de la philosophie. C’est cette signification rationnelle qui a été l’objet de notre recherche. Les formules laconiques et les images, les allusions et presque les « clins d’œil », dans lesquels cette pensée s’exprime dans le Talmud, ne peuvent livrer leur sens que si on les aborde à partir des problèmes concrets et des situations concrètes de l’existence, sans se soucier des anachronismes apparents que l’on commet ainsi. Ceux-ci ne peuvent choquer que les fanatiques de la méthode historique, lesquels professent qu’il est interdit à la pensée géniale d’anticiper le sens de toute expérience et que non seulement existent des mots imprononçables avant qu’un certain temps ne soit venu ; mais qu’existent aussi des pensées impensables avant que leur temps ne s’accomplisse. Nous partons de l’idée que la pensée géniale est une pensée où tout a été pensé, même la société industrielle et la technocratie moderne. »
J’ai voulu chanter les vingt énormes ruches rougeoyantes de mots du Talmud, vrombissants tomes d’une encyclopédie rédigée dans une bizarre langue vivante, rigoureuse comme un philosophe grec, profonde comme un taoïste chinois, sensuelle comme un théologien catholique, scandaleuse comme un hérétique espagnol, enivrante comme l’arabesque d’un soufi, peuplée, à l’instar d’un roman picaresque, d’une cohorte de héros attachants, merveilleuse comme un fable persane, ensanglantée comme un chant homérique, illisible comme une logorrhée irlandaise, perspicace comme un penseur viennois, brillante comme son successeur français, et subtile et drôle comme une simple réplique d’Isaac Bashevis Singer.
N’attendez guère l’orthodoxie. La rhapsodie qui s’engage ici n’est « talmudique » qu’autant qu’elle regorge de failles et de contradictions. S’en plaindre, c’est n’avoir pas entendu la voix qui les annonce, ces imperfections, qui les aime, s’y observe, et sourit de qui croit y échapper. Le secret est dans la voix, dans le sourire, dans l’hélice de joie du morcellement. Lisez cette voix comme bon vous semble, l’important est que ça vous semble bon. Jouissez-en ou bien laissez-la, elle n’a besoin de personne, elle n’appelle pas, elle chante.
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(1) Le lecteur désireux de se familiariser avec la culture talmudique pourra se reporter aux récents ouvrages de David Banon, La Lecture infinie (Seuil) et de Marc-Alain Ouaknin, Le livre brûlé : Lire le Talmud (Lieu Commun), qui constituent une excellente introduction au génie du judaïsme. S’il lui prenait en outre l’envie de se pencher sur le Talmud en français, la traduction en un volume du’Ein Yaakov : Aggadoth du Talmud de Babylone par Arlette Elkaim-Sartre (Verdier) constitue un florilège incontournable. Enfin l’ensemble de l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, bâtie en partie autour de lectures savantes du Talmud, forme un vivifiant campanile éthique et intellectuel en la fraîcheur duquel on ne saurait trop conseiller de se plonger. Ne serait-ce qu’afin de s’immuniser contre les stéréotypes (loi du talion, Dieu jaloux, messie manqué, etc.) qui poursuivent le judaïsme de leur rage séculière, manquant régulièrement leur cible à défaut d’épargner ses porteurs. Le rêve amer du javelot n’est-il pas de briser l’élan pétillant de la vague ?