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Aux marches du palais

Aux marches du Palais

Fragment d’un entretien avec Emilio Campari sur la mystique juive.

 Emilio CAMPARI : Votre revue traite abondamment du Midrash, accessoirement du Talmud, mais jamais de la mystique juive. Pourquoi cela ?

Maurice MERGUI : A quels textes pensez-vous ?.

• Par exemple le Livre d’Enoch, traduit par Charles Mopsik, ou plus généralement la littérature des palais (hekhalot). Vous ne mentionnez presque jamais le Zohar.

• A mon avis, le Zohar n’est qu’un midrash, certes plus complexe et plus tardif, mais il relève du genre midrashique.

• Mais la littérature des Palais semble bien loin du midrash, cela signifie-t-il que cette littérature échappe à l’explication midrashique ?

• Je ne le pense pas. Je pense au contraire qu’elle fait partie du genre midrashique.

• Pourtant ce type de littérature retrace des expériences mystiques, des ascensions dangereuses qui n’ont pas beaucoup de rapport avec les figures que vous affectionnez particulièrement comme Tamar, Rahab ou Ruth. Dans le midrash tel que vous nous l’avez présenté jusqu’ici il n’est pas question d’extase, de contemplation du char, de légions angéliques ou de météores…

• Prenons par exemple le cas d’Hénoch. Ce qui lui arrive n’est pourtant pas si différent que ce qui arrive à Ruth, précisément.

• Allons, bon!

• Je veux dire qu’il y a un élément de structure identique. L’histoire de Ruth est centrée autour d’une anomalie (elle se convertit, elle entre, elle est acceptée, alors que la Loi l’interdit). Il faut beaucoup de temps pour comprendre que là est la clé du récit : si Ruth se convertit malgré la Loi c’est que la loi est allégée et que nous sommes à la fin des temps. Ruth est littéralement une femme d’exception. Or c’est cette structure qu’on retrouve dans Hénoch. Hénoch ne meurt pas. Or la mort ne peut être abolie qu’à la fin des temps, c’est donc que le livre d’Hénoch ne parle que des temps messianiques, temps marqués par le retour à l’innocence adamique et par la proximité qui régnera alors entre l’homme et la divinité. Hénoch est aussi un homme d’exception. Il y a donc un rapport étroit entre le fait d’être enlevé vivant au ciel et le messianisme, rapport qui apparaît clairement dans l’ascension d’Élie, Élie annonce en effet la venue imminente du messie.

• Il reste que Hénoch est très différent du Midrash Rabba, dans lequel il n’y a ni mystique, ni ascension…

• Il faudrait s’entendre sur le contenu de cette mystique. Je ne vois pas de « mystique » à l’œuvre dans les textes midrashiques que je traduis.

• Vous oubliez R. Aqiba et ses collègues qui sont montés au Pardes. Niez-vous que ce passage, ou que l’apostasie d’Elisha ben Abuya, relèvent de la mystique ?

• Rien ne nous oblige à mettre un signe égal entre Pardes et mystique. Mopsik lui-même dit que ce passage des quatre qui montèrent au Pardes n’a pas reçu d’explication satisfaisante à ce jour. En revanche, ce que j’observe c’est que ces Docteurs qui entreprennent de périlleuses escalades sont par ailleurs les mêmes qui, dans le Talmud, sont des juristes tout ce qu’il y a de plus rationnels et dans le Midrash des maîtres de philosophie.

• Et donc ?

• Et donc imaginer ces juristes s’adonnant à des ascensions (avec extases et formules magiques) pour nous rapporter une liste de noms d’anges desservants est aussi étrange pour moi que d’imaginer des physiciens du CERN prendre des champignons hallucinogènes pour faire avancer la physique quantique.

• Donc pour vous, les quatre ne sont pas montés. Que signifie donc la narration sur les quatre ?

• Je pense qu’il faut reprendre toute cette narration à nouveaux frais. Il s’agit à mon avis d’un réexamen par nos 4 Rabbis de la doctrine eschatologique du messianisme.

• Pourquoi alors parler de merkaba ?

• Mais le terme merkaba ne me gène pas. En étudiant le midrash sur Rahab nous avons vu que les « visions » sont la récompense de la foi. Rahab a cru, elle donnera donc naissance à des prophètes qui verront ce que personne n’a vu (le char divin). Vous n’êtes pas sans savoir aussi que le messie doit venir en chevauchant (rkb) un âne.

• Il me semble avoir entendu parler de cette affaire. Mais si pour vous la littérature des palais est un midrash eschatologique, comment se fait-il que le thème du messie soit si peu présent dans le livre d’Hénoch par exemple?

• Il me semble au contraire que le thème du messie est au centre du livre d’Hénoch. D’ailleurs Hénoch est un messie puisqu’il est un fils de l’homme, un ben adam (même gématrie 39).

• Que pourrait alors signifier l’épisode des quatre ?

• Je vous rassure tout de suite, on ne vas pas résoudre le problème ce soir. Mais vous avez raison de lier la narration d’Hénoch à ce que vous appelez l’épisode des quatre. En effet, comme vous le savez, le livre d’Hénoch rapporte la montée des quatre, dans un chapitre que Mopsik nomme « la destitution de Metatron », Metatron (qui est Hénoch transformé en ange) est puni parce qu’il était assis et non pas debout.

• Que signifie cette histoire de posture ?

• En tout cas, il faut prendre le texte au sérieux. C’est en voyant que Metatron est assis qu’Elisha ben Abuya aurait « apostasié » puisque cette position lui fait dire qu’il y a deux pouvoirs (reshuyot) dans le ciel. Il se trouve qu’en traduisant Exode Rabba je suis tombé sur ce passage : Parabole d’un roi qui fait la guerre et remporte la victoire. On le proclame Auguste. On lui dit : Avant cette guerre, tu n’étais que roi, mais à présent, nous t’avons fait Auguste. En quoi un Auguste est-il plus glorieux qu’un roi ? C’est que le roi est représenté debout tandis qu’un Auguste est représenté assis (Ex Rabba 23,1). Je me pose la question : Elisha, sous couvert de l’image de l’ange assis, ne ferait-il pas une référence polémique à la question de la place exorbitante accordée au messie dans l’eschatologie juive. Metatron est en effet assis comme Dieu.

• Et Aqiba ?

• On trouve dans le midrash cette phrase: shalom zé begematria mashiaH.

• Sous-titrage ?

•Le mot shalom (paix) désigne midrashiquement le messie.

• Le rapport avec Aqiba ne me paraît pas absolument évident, là tout de suite…

• C’est que le midrash nous dit qu’Aqiba est entré dans la paix et ressorti en paix. Il a examiné la question (de l’importance du messie dans l’eschatologie juive) et il a trouvé que cela lui convenait. D’ailleurs, le livre hébreu d’Hénoch s’ouvre sur l’invocation d’Aaron en tant que celui-ci « aime et poursuit la paix ». Il s’agirait là aussi d’une allusion au messie.

• Il s’agirait donc selon vous d’examen et non d’ascension ?

• Aqiba et ses trois collègues sont restés sagement sur terre. Personne n’est monté là-haut comme le dit d’ailleurs le livre des Proverbes (30,4). Mais on sait que l’enjeu de cet examen était actuel car Aqiba a soutenu Bar Kokhba en tant que messie potentiel.

• Rassurez-moi: Bar Kokhba a bien existé ? C’est qu’on vous prête la manie de nier toute historicité à tout plein de gens.

• On a retrouvé une lettre de Bar Kokhba. Le personnage a donc existé. Mais son importance dépasse de loin son personnage. L’enjeu autour de Bar Kokhba est le suivant. Dans l’eschatologie juive, le messie doit venir au comble de l’horreur. Or d’après le Midrash sur les Lamentations (1,45) la repression romaine a atteint le comble. Voici comment elle est décrite: leur sang (des Judéens) se déversa jusqu’à la côte et rougit la mer jusqu’à Chypre. Problème: comment sait-on si on a vraiment atteint le comble ? Est-ce qu’il n’est pas prudent d’attendre un peu, des fois que la situation s’aggraverait encore ? Toujours est-il qu’à un moment donné , pour le peuple en tout cas, le comble semblait avoir été atteint et Aqiba a pu donc proclamer Bar Kokhba messie. Exactement comme Sabbataï Tsevi a pensé que les temps messianiques étaient advenus après les massacres de Chmielnicki (voir l’article sur Sabbataï Tsevi sur ce site).

• Nous reviendrons sur Aqiba. Revenons si vous le voulez bien à Elisha. Il n’est donc pas devenu Gnostique ?

• Il aurait pensé que le Judaïsme accorde une place trop importante au messie d’où un risque de dualisme. Mais ce dualisme n’a rien à voir avec le dualisme du bien et du mal. Il s’agit de dyarchie. De double pouvoir. Le messianisme chrétien, comme le Sabatianisme, semblent donner raison à Elisha. Ces mouvements ont fini par mettre le messie à la place de Dieu. L’avertissement d’Elisha semble d’ailleurs pris en compte par la tradition puisqu’en 3Hénoch, Metatron est destitué et reçoit une bastonnade pour être resté assis. Mopsik signale aussi tout un courant au sein du Judaïsme qui tend à rabaisser Hénoch. Il y a donc débat. Hénoch est parfois le type même du Juste et parfois c’est quasiment un impie. Cela rappelle d’ailleurs le midrash sur Ruth. Ruth est parfois critiquée dans le midrash. En réalité, cette critique vise tout simplement l’idée qu’elle est entrée un tout petit peu trop tôt. Et donc c’est une polémique contre ceux qui comme Aqiba, veulent le messie maintenant. Il en est de même pour Hénoch, ceux qui le rabaissent sous-entendent qu’il a vaincu la mort un peu trop tôt, c’est-à-dire avant la venue messianique.

• Emilio Campari : Il nous faudrait plus de temps pour approfondir le sujet Je vous propose de le faire dans un prochain entretien.