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Attention flottante

 Attention flottante

Au lieu de s’épuiser à courir derrière une historicité qui se dérobe sans cesse, il faut peut-être se résoudre à changer de méthode et à écouter le récit islamique avec une sorte d’attention flottante. Parmi les termes qui reviennent avec insistance dans le récit originaire de l’Islam il y a par exemple : ces « juifs qui habitent au milieu des musulmans »

ou bien il y a ces innombrables histoires de pactes, d’alliances et de coalitions. Enfin il y a ces mystérieux hypocrites (munafiqun) dont personne n’a jamais  compris de qui il s’agit vraiment. 

Le seul élément donnant un minimum de consistance « historique » au thème du Pacte est un passage obscur de Ibn Ishaq: « Le pacte entre les Émigrés et les Ansars et la réconciliation avec les juifs » Ce thème a été élaboré de manière hyperbolique jusqu’à devenir la Constitution de Médine. C’est un sujet de fierté et d’orgueil pour la tradition musulmane qui y voit pèle-mêle la première Constitution de l’Histoire humaine (autant dire la mère de toutes les Constitutions) un modèle de tolérance, et quasiment un précurseur de la déclaration des droits de l’homme.

Ce tableau idyllique cadre mal avec la tonalité eschatologique d’ensemble des guerres Muhammadiennes qui relèvent plutôt du Deutéronome et du livre de Josué. Or dans le livre de Josué l’acteur principal est la divinité. Ce livre le répète à l’envi: c’est Dieu qui combat pour Israël. Israël n’est que le bras armé de Dieu. Et, dans le Livre de Josué, contrairement aux autres livres de la Bible, Dieu est très en colère. Contrairement à son habitude, il n’est pas du tout compatissant ou miséricordieux, encore moins matriciel ou matriciant. Il ordonne la conquête de toute la région par le fer et le feu. Tout doit disparaître. La paix qui fait suite aux victoires d’Israël est celle des ruines fumantes. Bien entendu, il n’y a rien d’historique là-dedans, nous sommes en plein dans l’eschatologie. Et c’est pourquoi il n’y a pas de place, dans le livre de Josué, pour des traités de paix. L’ennemi idolâtre doit être combattu et anéanti. Mais si ce programme purificateur devait se poursuivre conformément au plan divin et réaliser la fin de l’idolâtrie, on serait arrivé à la fin des temps. Ce serait trop beau. Il y a toujours une faille qui relance l’histoire humaine. Dans le livre de Josué, nous allons donc rencontrer une exception, une faille. Par une ruse quasiment diabolique, un peuple va imposer une paix à Israël autrement que par l’extermination totale. Il s’agit des Gabaonites. Le programme eschatologique du livre de Josué peut-il laisser subsister ce type d’anomalie ? C’est que celle-ci pourrait donner des idées à d’autres:
Or, il advint qu’Adoni-Çédeq, roi de Jérusalem, apprit que Josué s’était emparé de Aï et l’avait vouée à l’anathème, traitant Aï et son roi comme il avait traité Jéricho et son roi, et que les habitants de Gabaôn avaient fait la paix avec Israël et demeuraient au milieu de lui.

Il y a aussi, me direz-vous, l’exception Rahab. Mais il s’agit là d’une bonne exception. Rahab, femme d’exception, de la même « classe » que Ruth est une convertie sincère. Ruth n’est pas une hypocrite. Le récit islamique sur la notion de pacte serait selon nous une élaboration qui prolonge le midrash sur Josué et qui en fait une relecture. Dans la littérature des Expéditions (maghazi) on énumère la liste interminable des conquêtes de l’Islam en prenant soin de bien préciser à chaque fois si la victoire a été obtenue par la violence ou par un traité de paix (sulH). Revenons maintenant au livre de Josué: un seul cas relève d’un traité de paix, et il est obtenu par ruse: il s’agit de la paix avec les Gabaonites. Or le Deutéronome est formel: il n’est pas de traité de paix possible:

Yahvé ton Dieu te les livrera et tu les battras. Tu les dévoueras par anathème. Tu ne concluras pas d’alliance avec elles, tu ne leur feras pas grâce (Dt 7,2)

Donc en principe : pas de paix par traité, mais la paix par extermination. Les Gabaonites ont forcé la main des hébreux par mensonge et ruse. Ils seraient le modèle des hypocrites qui apparaissent dans le Coran sans qu’on sache jamais clairement de qui il s’agit, parfois ce sont des juifs, parfois des Qurayshites. La sourate 62 leur est consacrée. Voici un verset de cette sourate:

Ils ont pris leurs serments comme sauvegarde

ou: Ils prennent leur serment comme bouclier (63, 2)

Il s’agirait du serment des Hébreux de ne pas les exterminer et qui sert de sauvegarde aux Gabaonites:

Josué leur accorda la paix et conclut une alliance avec eux pour qu’ils aient la vie sauve, et les notables de la communauté leur en firent serment (Jos 9,15)

Tout se passe comme si la méfiance envers les hypocrites (qui sont partout) était la contrepartie du fait qu’il a fallu à regret passer des alliances et conclure la paix au lieu d’exterminer tous les peuples de la région comme le demandait la stricte visée eschatologique. Le vocabulaire islamique s’enrichit ainsi d’une catégorie intermédiaire entre le croyant et le Kafir: le munafiq/hypocrite. Noter quand même qu’une des villes des Gabaonites se nomme kafirah (Jos 9, 17). Déjà le midrash juif lisait dans le nom de cette ville (hérésie, incroyance) le peu de confiance qu’on pouvait accorder à ces gens.

Le récit du Livre de Josué concorde en de nombreux points avec le récit (Hadith) de l’islam des origines. Josué accorde aux Gabaonites la paix (shalom):

Josué leur accorda la paix et conclut une alliance (Jos 9, 15)

Muhammad accordera donc lui-aussi à certaines villes la paix (l’Islam) et l’aman. Dans le midrash juif, Josué épouse Rahab. Muhammad épousera donc des captives (sincèrement) converties à l’Islam. Mais la ruse des Gabaonites ne saurait rester longtemps cachée. On ne plaisante pas avec la divinité qui voit tout. Cette ruse est donc rapidement éventée :

Or il arriva que, trois jours après qu’ils eurent conclu l’alliance, on apprit qu’ils étaient leurs voisins et qu’ils habitaient au milieu d’Israël.(Jos 9, 16)

On apprend donc que les Gabaonites sont des voisins. Or le récit islamique insiste sur le fait que les Juifs vivaient « au milieu des musulmans » à Médine. Dans la relecture islamique du livre de Josué, « les gens vivant au milieu d’eux » deviendront les juifs. D’où « l’alliance avec les Juifs » de l’hypothétique Constitution de Médine. Naturellement ces hypocrites en arrivent inévitablement à trahir leur parole conformément à leur nature d’hypocrites, ils pourront alors être réduits en esclavage, tout comme les Gabaonites, une fois démasqués, deviennent coupeurs de bois et porteurs d’eau, donc les esclaves des Lévites.

Dans le livre de Josué, après Aï et Gabaon, il y a la prise de Jérusalem. C’est pourquoi dans le Coran, après Badr et Uhud, le Prophète se tournera vers la Mecque puis vers Jérusalem, pour autant que ces deux villes soient vraiment distinctes l’une de l’autre ce qui reste à démontrer. Dans l’univers du Midrash, ce genre de fusions peut arriver, et Ninive peut être aussi Rome et même Jérusalem.

Le Coran parle souvent de coalisés ou de confédérés, sans qu’on sache jamais de qui il s’agit. Il se trouve que le livre de Josué fait sans cesse état de coalitions: par exemple celle des Cinq Rois qui se coalisent contre Gabaon, devenu en quelque sorte allié de Josué par le traité de paix arraché par ruse. Josué doit donc intervenir en vertu de cette alliance ou de ce pacte. Or, ce serait là le contenu essentiel de la fameuse Constitution de Médine: une intervention automatique si un allié est attaqué. Mais on l’a vu, ce contenu, certes immense par son originalité, figure déjà dans le livre de Josué.

Après Aï, Josué prend Maqueda puis Ma’aka. Muhammad se prépare à prendre la Mecque. Le livre de Josué et la saga muhammadienne semblent donc parallèles. Les deux héros, Josué et Muhammad, vont ensuite prendre une longue série de villes et de royaumes.
Signalons enfin deux curiosités du Livre de Josué: Ce livre dit de la ville de Ma’aka (Jos 13,13) qu’elle subsiste « jusqu’à aujourd’hui ». Le livre de Josué fait aussi longuement mention d’un épisode curieux: celui de la construction d’un sanctuaire controversé en dehors des frontières de la Terre Sainte:

Lorsqu’ils furent arrivés à Gelilot du Jourdain, qui se trouve au pays de Canaan, les fils de Ruben, les fils de Gad et la demi-tribu de Manassé bâtirent là un autel sur le bord du Jourdain, un autel de grande apparence (Jos 22, 10).

Une guerre civile semble même devoir éclater à ce sujet. Finalement cette guerre n’aura pas lieu. Et le sanctuaire oriental et lointain sera déclaré valide. Reste à vérifier si ce type de passage n’a pas été lui-aussi élaboré par la tradition musulmane.