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Hagarisme

 Hagarisme

Dans la tradition musulmane, l’idée que le Coran est intraduisible existe depuis longtemps. Des traducteurs français semblent partager ce point de vue, puisque le terme hijra par exemple n’est jamais traduit. Il est simplement translittéré en Hégire.

Comment traduire la racine ha jim ra (ه ج ر) ? Cette racine semble posséder des sens assez éloignés les uns des autres: émigrer, fuir mais aussi éviter, divaguer… Cette racine n’est pas anodine puisqu’elle est celle non seulement de l’Hégire mais aussi du nom propre Hagar (arabe: hajar). On est là dans le noyau dur de l’Islam. Ce terme hijra est souvent rendu par « émigration ». Les muhajirun seraient ceux qui ont « émigré » avec le Prophète. On trouve par exemple en 9, 20 ce verset où il est question de ceux: 

qui ont amanu (cru) wa hajaru (et ont émigré ?) et jahadu (combattu) sur le sentier d’Allah.

En 16, 41 il est encore question de : ceux qui ont hajaru (émigré ?) pour Allah.
Mais en certaines occurrences le rendu par émigration paraît quelque peu forcé. Ainsi en 29, 26 où Lot dit ceci:

inni (me voici) muhajirun vers mon Seigneur

Peut-on traduire ici: j’émigre vers mon Seigneur ? La difficulté de traduction de la racine hjr viendrait de son origine hébraïco-araméenne. En hébreu, le ger est à la fois l’étranger, celui qui a effectivement émigré pour s’installer « parmi vous (en général parmi les juifs) » mais aussi le converti.
Le CAL nous apprend que hgr signifie se convertir (à l’Islam), devenir prosélyte. De même, la racine gwr est celle de l’exil. Dans cette optique, il faudrait traduire la phrase attribuée à Lot:
Je me convertis à mon Seigneur.
Notons qu’en parlant ainsi, Lot devient ipso-facto musulman, tout comme son oncle Ibrahim. Notons aussi que Lot est déjà rapproché de la notion de ger en Gn 19,9 (lagur). Quant à Abraham, il est à la fois le premier émigrant (il a « vraiment » quitté son pays) et le premier prosélyte. Il est le ger absolu.
Les « émigrés » sur le chemin d’Allah seraient donc plutôt les prosélytes d’Allah.
Cette ambigüité entre statut civil (émigré/autochtone) et statut religieux (prosélyte/ancienne foi) a été construite et forgée par le midrash juif, puis dans la langue hébraïque, elle se serait ensuite solidifiée au point que l’Arabe coranique n’est plus en mesure de dissocier mentalement les deux sens : émigrer/devenir prosélyte. La racine hjr serait devenue pratiquement un terme technique, un peu comme leqarev (se rapprocher) signifie dans le langage rabbinique «se convertir».

On sait de même que, dans le registre midrashique, le terme pauvres désigne Israël.
Dans le Coran, on mentionne en 24,22 :

les proches (qurba) les pauvres (masakina) les prosélytes (muhajirina) sur le sentier d’Allah.

De même en 59, 8 il serait question des:
prosélytes pauvres (faqirun) qui ont quitté leurs demeures et leurs biens.
En 4, 100 il est question de celui:
Qui sort de sa maison pour devenir prosélyte (muhajiran) d’Allah et de son Envoyé.
Nous avons donc ici des occurrences où le terme hjr est mis en rapport avec la pauvreté ou le fait de quitter sa maison (ou ses biens). On retrouve l’effet de double entente (quitter sa maison au sens topologique et quitter ce que l’on a de plus cher, au sens religieux, pour l’amour de la Divinité). Le terme hjr ne signifierait donc pas toujours émigration au sens topologique de « partir loin de sa patrie ».
La « fuite » du Prophète à Médine serait un terme technique, et « émigrer » ce serait suivre la hijra du Prophète. Les muhajirun seraient les prosélytes qui suivent le Prophète, lui même étant le premier prosélyte à l’exemple d’Ibrahim.
Le verset 4, 89 :
Ne prenez pas chez eux d’alliés, jusqu’à ce qu’ils « yu-hajiru » sur le sentier d’Allah,
n’aurait aucun sens si l’on donnait à la racine hjr le sens d’émigration. Cela signifierait qu’on pourrait en faire des alliés une fois qu’ils auraient quitté le pays. Ce verset signifie à l’évidence : tant qu’ils ne se sont pas convertis.
Le verset 60, 10 dirait donc :
quand les prosélytes (muhajiratun) croyantes viennent à vous, testez-les: Allah connaît leur foi.
La traduction « Quand les croyantes qui émigrent viennent à vous » n’aurait pas de sens.
Nous allons maintenant quitter un instant le Coran pour étudier la figure biblique et midrashique d’Hagar.

• Hagar: une figure midrashique.

L’histoire d’Hagar racontée dans la Bible serait déjà un midrash. Ce midrash est une élaboration de même nature que l’élaboration autour de Rahab. Selon les sources midrashiques extra-bibliques, Hagar est fille de Pharaon, c’est donc une païenne. Mais comme Rahab, elle va venir vivre au sein du Judaïsme. Quand Pharaon vit les miracles qui avaient été faits pour Sarah dans son palais, il prit sa fille et la donna (à Abraham), en disant : Mieux vaut pour ma fille d’être une servante dans ta maison, plutôt qu’être une maîtresse dans une autre maison (Genèse Rabba 45,1). Ce dit est rapporté par R. Shim’on bar YoHaï, qui n’est pas spécialement connu pour rapporter de petites anecdotes, mais bien pour parler d’eschatologie. D’ailleurs le verset cité à l’appui de ce dire (hada hu diktiv) est Ps 45, 10 : Parmi tes bien-aimées sont des filles de roi; à ta droite une dame, sous les ors d’Ophir. Il s’agit des nations païennes converties au vrai Dieu.
Hagar est donc une prosélyte. Qui dit entrée des prosélytes, dit fin des temps et arrivée du messie. C’est pour le midrash le même événement. Le messie figure dans l’histoire d’Hagar sous la forme bien connue du fils. Ce fils que Sarah tarde à concevoir au point qu’elle pense devoir n’y parvenir que par l’intermédiaire d’une païenne. Ce qui provoque sa jalousie quand Hagar conçoit du premier coup, au point de se séparer de cette dernière et de son fils.

• Une élaboration midrashique: La mise en garde des Juifs par les païens.

Le midrash juif contient une élaboration mentale étonnante, et dont on n’a pas fini de mesurer les effets historiques. Cette élaboration dit ceci: si vous, les juifs n’êtes pas à la hauteur de votre mission, Dieu la confiera aux païens. Cette élaboration figure dans le midrash à d’innombrables reprises sous différentes formes. Voici l’un de ces passages. Il prétend nous « expliquer » le verset Exode 18,1.
JETHRO ENTENDIT: Voici ce qui est écrit: Le prosélyte ne couchera pas dehors, à l’invité j’ouvrirai mes portes (Jb 31, 32). Si un prosélyte épouse une fille d’Israël et s’il engendre une fille ; et si, par la suite sa fille épouse un cohen authentique et donne naissance à un fils, ce fils est appelé à devenir le grand prêtre; il est destiné à apporter des offrandes sur l’autel, si bien que le prosélyte se trouve à l’intérieur alors que le Lévite est dehors. Voilà pourquoi il est écrit : Le prosélyte ne couchera pas dehors.
Ce passage est une version de la mise en garde par les païens. Le peuple juif se considère, pense-t-on, comme le peuple élu. En réalité, le midrash juif développe une conception inattendue de l’idée d’élection: il fait état d’une indistinction entre païens et juifs du point de vue de la divinité. Dieu ne fait pas acception de personne. Mieux: il fait état d’une préférence divine envers les païens si ceux-ci deviennent prosélytes, au détriment des Juifs d’origine. Une inversion des positions, à l’avantage de ces païens en voie de conversion, est donc tout-à-fait possible. Le midrash veut ainsi mettre en garde les Juifs contre tout sentiment de supériorité, et cela sur fond de fin des temps. Paradoxalement, c’est cette idée juive qui est à l’origine de la doctrine chrétienne de la substitution, et des Chrétiens comme Verus Israël. C’est là le risque inhérent au discours midrashique. Un jour, le midrash n’est plus lu comme tel, mais compris au premier degré.

• La « mise en garde » jugée excessive.

La « mise en garde par les païens » est une élaboration potentiellement explosive pour le judaïsme. Paradoxalement, cette élaboration devient même mortifère en cas de succès de cette religion. En effet, la diffusion réelle du judaïsme va réactiver l’attente messianique, puisque les prosélytes en sont le signe annonciateur. Le piège alors se referme. Toute tentative de distanciation devient alors impossible. Temporiser ou douter devient le signe d’une opposition au messie. Le midrash s’auto-accomplit alors, et les juifs non-messianistes se retrouvent à l’extérieur de leur propre religion. Ce danger a été perçu par la tradition juive. C’est ce qui explique que le Midrash juif charrie deux traditions contradictoires sur les païens venus au judaïsme. Une tradition positive qui est totalement prise dans l’eschatologie. Mais aussi une tradition négative et dépréciative. Cette tradition négative est plus tardive et vient mettre en garde en quelque sorte contre la mise en garde. La tradition positive, on l’a vu, celle de la « mise en garde par les païens » dit: Si les juifs ne sont pas à la hauteur, Dieu choisira parmi les païens un peuple de substitution. La tradition négative proviendrait de la perception du caractère explosif de ce midrash. C’est pourquoi il faut « mettre en garde contre la mise en garde ». C’est ce qui expliquerait que Ruth par exemple est, dans certains midrashim, critiquée. Nous retrouvons cette réaction à propos de toutes les figures de l’entrée des païens: Hagar, Rahab, Tamar.

• Un autre aspect de notre élaboration midrashique: « On n’y arrivera jamais »

A de nombreuses reprises, un certain midrash juif fait reproche au peuple juif de penser qu’il ne pourra jamais arriver à réaliser historiquement et concrètement le programme messianique. Voir par exemple sur ce site l’article : une Tour et deux Rois. Les Juifs penseraient, selon ce midrash, qu’ils sont incapables de faire advenir le messie, et qu’ils n’y arriveront que par l’entrée des païens à la fin des temps. Il y a là comme une pointe de dérision. Dieu atteindrait donc quand même son but, mais en deux étapes. Premier essai avec les Juifs, essai qui échoue, second essai avec les païens à la fin des temps. D’abord Sara, ensuite Hagar, (elle même dédoublée en Qetura). Voyez ce que dit Sara de Hagar en Gn 16, 2: oulay ibane mimena : voyons si par hasard je ne pourrais pas enfanter par elle. Sara parle ici, bien entendu, de l’enfantement messianique. C’est un thème récurrent dans le midrash: les juifs ne croient pas à la promesse faite à Abraham d’avoir un fils (messie). Ils en rient même. Isaac, figure du messie, portera même ce rire ou cette dérision dans son nom et le messie sera donc toujours lié à la dérision comme l’attestent les centaines de tableaux des musées européens nommés « dérision du Christ« . Rachel se croit aussi stérile et refera le geste de Sara, elle donnera elle-aussi sa servante à son homme et dira elle-aussi : « veibane gam anokhi mimena » moi aussi je pourrai enfanter par elle. Rachel pense même que l’enfantement de son fils Benjamin va la tuer. Elle voudrait comme dans le cas d’Isaac que le nom de ce fils porte la marque de cette « meurtrissure de la mère », elle veut nommer ce fils « ben ‘oni » et Jacob doit intervenir et le renommer « Benjamin ». Léa, de même, bien que déjà mère, craint la stérilité et, via sa servante Zilpa, engendrera encore Gad et Asher.

• Hagar dépréciée.

On a vu que le midrash a gardé la trace d’une méfiance envers l’élaboration dite de la mise en garde par les païens. Cette trace consiste en des dits dépréciatifs à l’égard des femmes converties, telles Ruth, Tamar, ou Rahab. Il en est de même pour Hagar. Hagar est tout à la fois un modèle de fidélité, de fermeté et de sincérité, mais certains passages midrashiques sont nettement négatifs : Hagar aurait déparlé de Sara, elle aurait manqué de fermeté et de sincérité. Etc.

• Hagar injustement exclue.
Dans la Bible, Hagar est exclue à la demande de Sara. Cette exclusion s’accompagne d’autres matériaux: par exemple la jalousie de Sara maltraitant Hagar qui doit alors s’enfuir. Hagar est donc doublement une ger, elle est prosélyte (ger) et à cause de Sara, elle doit émigrer à nouveau. Cette exclusion semble injustifiée puisqu’un ange intervient pour sauver Hagar.

• Hagar et le midrash originaire de l’Islam.
Hagar n’est pas présente en tant que telle dans le Coran, mais elle l’est par son représentant, la racine hjr de l’émigration, en réalité de la conversion. L’Hégire est assurément le fait fondateur de l’Islam, mais il ne s’agirait pas tant de la fuite de Muhammad que de la conversion des païens. Le récit originaire de l’Islam serait plutôt à lire dans le rituel du pèlerinage musulman. Ce qu’on « entend » dans ce rituel, c’est le courage d’Hagar qui est bien supérieur à celui des Juifs d’origine. Le rituel ici a valeur de midrash ou de texte fondateur: Le cycle d’allers-retours (sept fois) entre Safa et Marwa, symboliserait l’effort de Hagar pour trouver de l’eau (la loi) en plein désert (idolâtrie). Ces deux hauteurs connotent en effet l’idolâtrie. La recherche d’eau de Hagar signifierait sa quête de la Loi. Déjà dans la Bible, Hagar finit par apercevoir en fin de compte un puits (la loi). Comme dans le Seder pascal juif, le musulman rejoue dans son pèlerinage la scène primitive de l’Islam: il doit montrer qu’il renonce à Satan (l’idolâtrie) en le lapidant, faire preuve de ténacité comme Hagar, et boire l’eau du puits de Zemzem qui symbolise la Loi. Si Hagar, malgré l’hostilité de sa maitresse, fait preuve d’une foi pure et exemplaire, c’est que les païens peuvent maintenant entrer. Ils sont maintenant à l’intérieur et les Juifs à l’extérieur. Les muhajirun sont les vrais héritiers de la promesse. Le récit chrétien disait déjà la même chose: le messie est venu et les païens peuvent donc entrer.

• Hagarisme.

Les Musulmans sont parfois nommés par leurs voisins sarakenoï en grec, terme qui donnera sarasin. Ce terme viendrait peut-être de sirqin: les syriens (Jastrow 988). A moins qu’il s’agisse à nouveau de « pauvres » selon le CAL: ṣryk (ṣrīḵ) adj. poor; needy. Mais le nom le plus fréquent donné aux musulmans par leurs voisins est Hagarènes. La Septante connaît déjà le terme agarenoi, or ce terme traduit l’hébreu gerim (Ps 83,7). Les musulmans sont donc connus comme des gerim, des prosélytes. Mais ce qui est nouveau, c’est que dans les textes de l’Islam, ces gerim sont maintenant à l’intérieur et les juifs à l’extérieur. Un certain Midrash juif s’est réalisé.

Les Musulmans sont enfin nommés muslimin. L’origine et le sens de ce terme nous paraissent aujourd’hui clairs (islam signifierait paix ou soumission) mais la pluralité même des appellations originaires (saracènes, hagarènes, musulmans) invite à s’interroger sur le sens et l’origine du terme islam. Voici une contribution à cette recherche: comme les adversaires de l’Islam sont les infidèles, musulman signifierait peut-être tout simplement « fidèle » (racine shalem de la complétude). En Nombres Rabba 7,4 Dieu y dit par exemple que les Israélites ne lui resteront pas fidèles plus de 40 jours : אינם משלמים לי אלא מ’ יום. Deux autres docteurs discutent cette durée. L’un d’eux affirme que les Israélites ne restèrent pas fidèles (moselmin) plus de 11 jours: י »א יום היו ישראל מושלמין