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Moïse et Alexandre

  Moïse et Alexandre

Le Coran connaît un personnage mystérieux nommé Dûl-Qarnayn. Un de nos lecteurs nous a demandé s’il était possible de développer une hypothèse avancée dans un article de cette revue à savoir que ce personnage serait Moïse. En effet, la tradition musulmane, identifie majoritairement ce personnage avec Alexandre.

 Si Dûl-Qarnayn renvoie à Moïse, comment expliquer que les récits de la Sourate 18 ressemblent tant à ceux du Pseudo-Callisthène qui parlent, eux, d’Alexandre ? Pourquoi la Sira identifie-t-elle Dûl-Qarnayn à Alexandre ?

• Origine de la question

Le nom Dûl-Qarnain intervient trois fois dans le Coran: en 18, 83, en 18,86 et en 18,94. La première question qui vient à l’esprit est celle-ci : qui est Dûl-Qarnayn ? Mais, comme dans le Coran, la quasi totalité des noms de personnes renvoient à des personnages de la Bible, une seconde question se pose: qui serait dans la Bible le personnage auquel renvoie le mystérieux Dûl-Qarnayn ? Enfin une troisième question devrait être celle-ci: pourquoi le Coran convoque-t-il ce personnage de Dûl-Qarnayn ? Dans quel but ?

• Malaise dans l’Exégèse

Comme dans le Midrash juif, dont la fonction est de combler les « trous » ou les failles – apparentes ou réelles – du texte biblique, les Hadith vont donc chercher a percer le mystère de Dûl-Qarnayn. Tabarî est un exemple d’exégète qui tente de répondre à la question de savoir qui se cache derrière Dûl-Qarnayn. Pour lui c’est Alexandre :
Alexandre est appelé Dûl-Qarnayn pour la raison qu’il alla d’un bout à l’autre du monde. Le mot “qarn” veut dire une corne, et on appelle les extrémités du monde “cornes”. Lui, étant allé aux deux extrémités du monde, tant à l’orient qu’à l’occident, on l’appelle Dûl-Qarnayn ».

Mais la thèse de Tabarî va se heurter très vite à une objection majeure. De nombreux exégètes musulmans vont réfuter l’idée selon laquelle Dûl-Qarnayn serait Alexandre, et ce pour une raison très simple: Le Coran parle de Dûl-Qarnayn comme s’il était monothéiste, voire musulman, ce ne peut donc être Alexandre le Grand. Comme il n’existe pas en Islam de Vatican susceptible de faire cesser un débat par un acte d’autorité, la question de Dûl-Qarnayn (l’homme aux deux cornes ou « le bicornu ») est restée ouverte depuis l’origine et n’est pas refermée à ce jour.

Au XIXe siècle on redécouvre des textes comme le Roman d’Alexandre du pseudo-Callisthène et les savants soulignent des ressemblances entre ces récits légendaires et le passage coranique relatif à Dûl-Qarnayn. Une thèse est alors formulée : l’origine du texte coranique résiderait dans le Roman d’Alexandre. C’est la thèse classique de l’emprunt. Bien qu’elle semble proche de celle de Tabarî, cette thèse est évidemment irrecevable pour l’Islam. Tout d’abord pour des raisons d’autorité (ce ne sont quand même pas quelques savants de Leipzig qui vont faire autorité en matière d’exégèse du Coran). D’autre part si le Coran est la parole de Dieu, il ne saurait être un recueil de contes. (et pourquoi pas un Midrash, pendant que vous y êtes ?).

Exit donc Tabarî. Pourtant, ce dernier ayant couvert de son autorité l’identification du bicornu à Alexandre, cette thèse a été reprise par de nombreux exégètes musulmans.
Nous sommes donc dans une impasse exégétique. Un véritable piège: soit on opte pour Alexandre et on est cohérent avec la Sira et le Pseudo-Clisthène mais pas avec le Coran qui « monothéise » Alexandre, soit on écarte Alexandre, mais il faut alors expliquer la Sira et les ressemblances avec le Roman d’Alexandre… Et trouver un autre candidat.
A la question: qui est le bicornu ? l’exégèse musulmane hésite aujourd’hui entre plusieurs réponses: Si ce n’est pas Alexandre, c’est peut-être Cyrus, ou selon d’autres, un personnage de l’époque d’Ibrahim…

• Le Bicornu dans la Sira.

Dans la Sira, Le bicornu apparaît dans un dispositif textuel plus complexe. Comme l’entourage de Muhammad doute de son message, quelqu’un propose de consulter les Juifs. Ceux-ci sont curieusement censés disposer du critère permettant de savoir si le message de Muhammad est véridique. On va donc trouver ces juifs et ceux-ci proposent de tester Muhammad sur trois questions: Que sait-il des jeunes gens de la caverne ? Que sait-il de Dûl Qarnayn et que sait-il de l’Esprit ? Les trois questions-test sont posées à Muhammad.

• Alexandre et les Juifs.

Flavius Josèphe (Antiquités Judaïques, XI) rapporte une rencontre quasi-miraculeuse entre Alexandre et le Juifs de Jérusalem. Ce texte, qui ressemble aux élaborations de type midrashique, fait état d’une quasi-conversion d’Alexandre au monothéisme juif. Comment concilier ce texte avec la vision négative classique des Empires dans le Judaïsme ?

Lors du siège de Tyr, Alexandre demande au grand prêtre Jaddus son concours militaire et aussi que le tribut dû auparavant à Darius lui revienne; en contrepartie, les Juifs pouvaient être assurés de son amitié. Le grand prêtre refuse de violer le serment fait au souverain perse, d’où colère d’Alexandre, qui menace les Juifs de rétorsion. Les samaritains se rallient à Alexandre et obtiennent la permission de construire un temple et donc d’interdire le Temple des Juifs. Jaddus prend peur et ordonne à tous les Juifs d’implorer Dieu en faveur de son peuple. Dieu lui apparaît en songe, le réconforte et lui demande d’aller au-devant d’Alexandre. C’est ce qu’il fait séance tenante : Quand il apprend que le roi s’approche de la ville, Jaddus sort à la rencontre d’Alexandre. Alexandre à cette vue se prosterne et salue le grand-prêtre. C’est qu’il avait vu en songe cet homme qui lui avait prédit qu’il s’emparerait de l’Asie. Alexandre monte ensuite au Temple, et offre un sacrifice au Dieu unique. On lui montre même le livre de Daniel, où il est annoncé qu’un Grec viendrait détruire l’empire des Perses, et le roi, s’y reconnaît volontiers. Alexandre demande ensuite aux Juifs ce qui leur ferait plaisir. Le peuple demande l’isonomie et l’exemption d’impôt, ce qui leur est accordé. Accessoirement Alexandre fait état de l’éventualité qu’ils se joignent à son armée, tout en conservant leurs coutumes nationales et un grand nombre se firent recruter en ce jour. Fin de l’histoire.

Jusque-là il n’est pas question de Moïse, sauf de manière tout à fait incidente: Flavius Josèphe indique que c’est Dieu qui a été le véritable artisan de la victoire d’Alexandre : il a en effet ouvert les eaux devant lui, comme il le fit jadis pour Moïse, afin que ses troupes puissent se lancer à la poursuite des Perses et triompher de ses adversaires.

Quelle est la fonction du récit de Joséphe ? C’est une élaboration similaire à celle d’Esther: complot samaritain, menace sur les juifs et leur Temple, renversement de la situation: Dieu change le cœur d’Alexandre qui se convertit au vrai Dieu et sauve les Juifs qui restent libres et ne paient pas tribut. Punition des Samaritains.

Le Pseudo-Callisthène, dans certaines de ses versions, va amplifier cette élaboration rapportée par Flavius Josèphe et faire d’Alexandre un prosélyte qui parle même comme Ruth (« car votre Dieu sera mon Dieu »).

Les passages agadiques et talmudiques sur Alexandre sont, eux, dans un autre registre et ont une autre fonction: montrer la vanité d’un pouvoir tourné vers la domination et montrer la supériorité de la Révélation et de la sagesse juive. Les prétentions d’Alexandre sont tournées en dérision, mais sans acrimonie : on respecte un conquérant clément et ouvert qui a su en fin de compte reconnaître la supériorité de ses interlocuteurs et s’incliner devant leur sagesse.

Nous aurions donc le cheminement suivant: deux sources juives (Flavius Josèphe et la Aggada) ainsi que le Pseudo-Callisthène fusionnent en milieu chrétien (n’oublions pas que Flavius Josèphe est considéré en milieu chrétien comme un 5e Evangile) dépaganisés et enfin repris dans le Coran et d’autres textes médiévaux plus tardifs.

• Le roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène

Ce récit fait la part belle à des éléments mythiques : Alexandre veut atteindre les limites de toute chose : il tente de monter aux cieux dans une nacelle portée par deux oiseaux , il explore les fonds marins dans une sorte de bathyscaphe, il cherche aussi l’immortalité. Alexandre parcourt la terre entière. Il a reçu de Dieu “un accès à toute chose”.

• L’hypothèse Moïse.

Les juifs du VIe siècle auraient attendu un nouveau Moïse, à la fois libérateur mais aussi terrifiant. Terrifiant en tant que messie qu’accompagnent les douleurs (de l’enfantement messianique) mais aussi terrifiant car il doit punir les juifs pour leurs péchés. Alexandre, en tant que conquérant de tout l’univers, est potentiellement un messie, tout comme Cyrus, ayant vaincu les Mèdes, et permis le retour des Juifs et la reconstruction du Temple, est aussi potentiellement un messie. D’où les adjectifs qu’Isaïe lui donne: oint du seigneur, berger…Le récit rapporté par Josèphe serait un récit de consolation: Alexandre n’est pas le messie terrifiant, il n’est pas l’antéchrist. Dans le Coran, la preuve qu’il n’est pas l’antéchrist c’est qu’il retarde au contraire la fin des temps (en construisant le mur contenant Gog et Magog).

Alexandre serait en fait un nouvel acteur de l’eschatologie dans un nouveau rôle: celui du Moïse attendu qui a pitié de son peuple. On se souvient que la conversion d’Alexandre (teshuba, le retour et le retournement) prend sa source dans le sentiment de pitié éprouvé par Alexandre quand il constate l’humilité du peuple juif et son désir de paix. De nombreux indices sont disposés dans le récit de Josèphe pour suggérer de manière subliminale l’identité d’Alexandre et de Moïse. Et d’abord cet indice astucieux: Alexandre est fils du Pharaon Nectanébo. De même, la scène où Alexandre rencontre Jaddus, ou plutôt le reconnaît, évoque Moïse et son frère Aaron. Un passage midrashique rapporté par Buber fait même d’Alexandre celui qui exhuma les ossements de Jérémie et les enterra à Alexandrie tout comme Moïse exhuma les ossements de Joseph.

• Le dispositif coranique

Si notre hypothèse est exacte, à savoir que Moïse et Alexandre sont condensés en un seul personnage, on peut imaginer aisément la nature du dispositif textuel coranique: En reprenant le pseudo-Callisthène, on reprend les sources agadiques juives dans un contexte qui est proche de celui des conquêtes d’Alexandre. Il s’agirait de rassurer les Juifs: Muhammad est un nouveau Moïse, mais, comme Alexandre, il n’annonce pas la fin des temps ou les douleurs messianiques: juste une nouvelle période historique, analogue à la période hellénistique. Muhammad est le Moïse redivivus annoncé par les Ecritures, mais il n’a rien d’inquiétant. Comme Alexandre, il pourrait concéder aux Juifs l’isonomie et l’exemption d’impôts (l’impôt est un enjeu crucial de l’expansion muhammadienne) et les juifs pourraient même s’enrôler dans les guerres de l’Islam et participer aux conquêtes islamiques comme ils auraient, parait-il, participé aux conquêtes d’Alexandre. Ils peuvent être accessoirement rassurés pour leur Sanctuaire. Aucun sanctuaire rival ne menace (pour l’instant) le Temple de Jérusalem. On est toujours dans la première qibla. Les Juifs n’ont rien à craindre de Muhammad tant qu’ils restent fidèles à leur loi et qu’ils reconnaissent Muhammad comme annoncé (tout comme Alexandre avait vu en songe le Grand Prêtre lui annoncer ses victoires).

Ils t’interrogent au sujet de Dûl-Qarnayn: dis leur:…

Selon le Coran, les Juifs s’interrogent donc sur Muhammad et se demandent : quelle est la nature des conquêtes musulmanes? Dis leur: Dûl-Qarnayn c’est le Moïse annoncé qui devait revenir, mais non pour punir ou juger les Juifs. Non, c’est un Moïse aussi bienveillant envers les Juifs qu’Alexandre. Le duel Qarnayn ne renverrait pas tant au chiffre deux qu’à la double légitimité. Un peu comme Qiblatayn ne désigne pas l’idée de deux directions simultanées mais l’idée de double légitimité. Ce duel suggère que Muhammad est aussi un Dûl Qarnayn, à la fois Moïse et Alexandre: juge et magnanime, chef politique et religieux,…

• Retour à la sourate 18.

La sourate 18 est composée de quatre éléments en apparence disparates:

– Histoire des « gens dans la caverne » qui ressemble au récit syriaque des dormants d’Ephèse.
– Parabole de deux propriétaires de jardins
– Récit de Moïse et d’Elie
– Dûl-Qarnayn

Nous venons de voir que lorsqu’elle convoque Dûl Qarnayn, la visée coranique, est apologétique. Le récit des gens de la Caverne est-il également polémique ?

• Les dormants d’Ephèse selon Jacques de Saroug.

Pendant la persécution de Dèce, sept frères, jeunes hommes de noble famille, se réfugièrent-dans une caverne, après avoir courageusement résisté aux menaces du gouverneur d’Ephèse, qui voulait les contraindre à apostasier. On les emmure dans la caverne où ils se sont réfugiés, afin de les faire périr, et avec eux leur chien. Avant que le mur fût achevé, un chrétien avait jeté dans la caverne une plaque de cuivre sur laquelle il avait écrit la relation du fait. Les martyrs s’endormirent; cent cinquante-huit ou cent quatre-vingt dix-sept années plus tard, en 408 ou en 447, sous le règne de Théodose II, ils se réveillèrent, croyant n’avoir dormi qu’une seule nuit, et ils envoyèrent l’un d’eux acheter des vivres en la ville. L’homme est étonné d’apercevoir le signe de la Croix sur les portes, et étonne à son tour les marchands en leur présentant de la monnaie du temps de Déce. Les sept martyrs, après avoir rendu témoignage à la résurrection des morts, s’endormirent de nouveau et ne s’éveillèrent plus.

• Un long sommeil dans la Agada (Taanit 23a)

R. YoHanan a dit: Ce juste [Honi] fut toute sa vie troublé par la signification du verset: Cantique des degrés: Quand le Seigneur ramena ceux qui revinrent à Sion, nous étions comme des gens qui rêvent. Il se disait: peut-on donc dormir pendant soixante-dix ans ? Un jour Honi s’assit pour prendre un repas et le sommeil s’empara de lui. Comme il dormait des rochers l’entourèrent et le cachèrent à la vue de tous si bien qu’il dormit pendant soixante-dix ans. Quand il se réveilla, il vit un homme qui ramassait les fruits du caroubier et il lui demanda: Es-tu l’homme qui a planté l’arbre? L’homme répondit: Je suis son petit-fils. Alors il s’écria: Il est clair que j’ai dormi pendant soixante-dix ans. Il vit son âne qui avait donné naissance à plusieurs générations de mulets. il rentra chez lui et demanda, le fils de Honi le traceur de cercles est-il toujours en vie? Les gens lui répondirent: Son fils n’est plus, mais son petit-fils est toujours vivant. Alors il leur dit: Je suis Honi le traceur de cercles, mais personne ne le crut. Il se rendit ensuite au Bet Hamidrash et là, il entendit les Sages dire: La loi est aussi limpide pour nous qu’aux jours de Honi le traceur de cercles, car chaque fois qu’il venait au Bet Hamidrash, il clarifiait les questions les plus difficiles à résoudre. Là-dessus, il dit: je suis Honi, mais les Sages ne le crurent pas, pas plus qu’ils ne lui rendirent l’honneur qui lui était dû. Il en souffrit, souhaita mourir, puis finit par mourir. Raba a dit: D’où le dicton: La compagnie des Sages ou la mort.

• La version du Talmud de Jérusalem (Talmud de Jérusalem, Taanit 3,9)

R. Yudan gira a dit : ce Honi, faiseur de cercles, descendait d’un autre homme du même nom, qui vécut au moment de la destruction du premier Temple; il sortit pour aller sur une hauteur auprès des ouvriers, et à peine fut-il arrivé que la pluie survint. Il se réfugia dans une caverne, où il s’assit et s’endormit. Il resta plongé dans ce sommeil 70 ans, jusqu’à ce que le Temple détruit ait été réédifié. Lorsqu’au bout de 70 ans il s’éveilla, il quitta la caverne et vit le monde changé : dans les champs où des vignes avaient été plantées, il trouva des oliviers, et à la place de ces derniers il y avait maintenant des blés. Il s’informa auprès des gens du pays pour savoir d’où provenaient ces changement; et comme ils s’étonnaient de son ignorance, ils lui demandèrent son nom. Je suis Honi, le faiseur de cercles, leur dit-il. Nous avons appris, répliquèrent-ils, que lorsque ce Honi pénétrait au parvis du Temple, celui-ci s’éclairait. Honi y pénétra, et le parvis s’éclaira. On lui appliqua alors ce verset (Ps 126, 1) : Lorsque Dieu ramènera la captivité de Sion, nous croirons avoir fait un rêve.

• Long sommeil dans les Apocryphes.

On trouve dans un texte apocryphe, Les Paralipomènes de Jérémie, un personnage nommé Abimélech qui lui aussi s’endort pendant une durée de soixante-dix ans puis se réveille pensant n’avoir dormi un bref instant. Le nom de ce personnage est une reprise du personnage biblique Ebed-Melech qui en Jérémie 38,6 sauve Jérémie de la citerne. C’est en récompense de ce geste que Jérémie supplie Dieu en sa faveur: Seigneur, indique-moi comment je dois agir à l’égard d’Abimélech, l’Ethiopien, car il a multiplié les bienfaits envers le peuple et envers ton serviteur, Jérémie : c’est lui qui m’a tiré de la citerne de boue. Je voudrais qu’il ne voie pas l’anéantissement de la ville et sa désolation, mais que tu aies merci de lui et qu’il n’éprouve pas cette affliction.
Le sens du sommeil d’Abimelech est donc une récompense pour son geste: l’exil lui semblera ne durer qu’un instant. Abimelech n’a donc d’une certaine façon jamais quitté Jérusalem.
il vit les marques de la ville, et se dit :«C’est bien la ville, et pourtant je me suis égaré.» Et de nouveau il retourna à la ville, et il chercha et il ne trouva aucun des siens. Et il dit : «Béni soit le Seigneur, car une grande extase est tombée sur moi!» Et de nouveau il sortit de la ville. Et il demeura là, s’affligeant, ne sachant où aller. Et il posa le panier en disant : «Je vais rester ici jusqu’à ce que le Seigneur me délivre de cette extase.» Alors qu’il était assis, il vit un vieil homme qui revenait des champs; et Abimélech lui dit : «Dis-moi, vieil homme, quelle est cette ville ?» Et il lui dit : «C’est Jérusalem.» Et Abimélech lui dit : «Où sont donc Jérémie, le prêtre, et Baruch, son lecteur, et tout le peuple de cette ville ? Je ne les ai pas trouvés.» Le vieil homme lui dit : «Tu n’es donc pas de cette ville, puisque tu te souviens de Jérémie, et m’interroges à son sujet après si longtemps ? Car Jérémie est à Babylone avec le peuple. Ils ont en effet été faits captifs par le roi Nabuchodonosor

Le texte syriaque a repris le schème:

La ville lui parut changée avec des édifices qu’il n’avait jamais vus, il allait çà et là comme saisi de vertige…il toucha son corps et ses mains et se dit: vraiment c’est un songe..il rencontra un jeune homme et lui demanda: jeune homme je te prie quel est le nom de cette ville. L’homme répondit : elle s’appelle Éphèse…

L’histoire des dormants d’Ephèse aurait plusieurs sens : ce ne serait pas tant un récit sur la résurrection que sur l’Exil (il est vrai, cependant, que l’exil est comparé dans le midrash à la mort et au sommeil). La reprise coranique des gens de la Caverne aurait donc aussi un sens apologétique : L’avènement de l’Islam marquerait pour les juifs la fin de l’exil d’Edom.

La sourate 18 ne serait donc pas si disparate qu’elle en a l’air. Au contraire toutes ses composantes semblent faire sens en vue d’un Discours aux Juifs, comme si ces derniers devaient absolument donner leur bénédiction à l’entreprise muhammadienne. Comme si on ne pouvait rien faire sans un ralliement des Juifs. Resterait alors à expliquer les deux autres composantes de la sourate 18: Le Récit de Moïse et d’Elie et la Parabole de deux propriétaires de jardins.
Le récit d’Elie contiendrait le plaidoyer suivant: Moïse n’a pas été le dépositaire de toute la révélation, à preuve Elie doit lui expliquer les voies mystérieuses de Dieu. Surtout, les juifs attendaient d’Elie un assouplissement de la loi. Elie est l’opérateur du matir assurim (il autorise ce qui était interdit) et il devait alléger la loi.

Naturellement tous les textes dont nous avons fait état obéissent à la loi non écrite du genre midrashique: un récit dont on a perdu la clé devient automatiquement sujet d’élaborations secondaires destinées à en rendre compte. Parfois on est conscient du sens originel, mais comme ce sens semble inactuel, on le détourne vers un sens connexe en gardant le récit originel. C’est ce qu’on appelle faire du neuf avec du vieux. Ainsi chez Jacques de Saroug ou Grégoire de Tours, la clé de l’Exil est perdue ou inactuelle, le sens de l’histoire des dormants devient la vérité de la résurrection des morts opposée à une hérésie de l’époque qui la niait (une version parle même de Saducéens). Déjà, au Ve siècle de notre ère, Théodoret soutenait une opinion voisine : « Cette addition, ni l’hébreu ne l’a, ni les autres traducteurs, ni les Septante dans l’Hexaple ; mais certains, à ce qu’il semble, l’ont ajoutée ». Malheureusement, il ne précise pas qui sont ces « certains » qui ont ainsi innové et qu’il n’apprécie pas dans la mesure où le Psaume a, selon lui, été composé par David pour les captifs de Babylone et n’a donc pas de rapport avec la résurrection. De même, l’Islam réinterprétera plus tard le récit des gens de la Caverne à sa manière.