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La vie des bêtes

 La vie des bêtes

Si la sourate 18 est, selon notre hypothèse, une sorte d’Epître aux Hébreux, un argumentaire qui explique pourquoi l’Islam est désormais héritier de la Prophétie, il faut qu’elle bénéficie d’une cohérence rhétorique dans toutes ses composantes.

 Nous pensons avoir montré la cohérence des passages relatifs à Dûl-Qarnayn, aux jeunes gens de la Caverne et au récit de la rencontre entre Elie et Moïse.

Il reste cependant un passage inexpliqué: celui qui se situe entre la parabole des deux Jardiniers et la rencontre entre Elie et Moïse: le récit qui traite de Moïse, de son disciple et du poisson. Voici ce récit qui tient en 4 versets :

18, 60. … Alors Mûssa dit à son garçon: « Je ne cesserai pas, que je n’aie atteint le confluent des Deux-Mers, y passerais-je des années. » Quand ils atteignent le confluent des Deux-Mers, ils oublient leur poisson: celui-ci reprend son sentier maritime, librement (saraban). Quand ils cheminent, Mûssa dit à son garçon: « Donne-nous notre repas: voici, nous ressentons la fatigue du voyage… » Il dit: « Vois-tu, arrivés au rocher, j’avais oublié le poisson. Seul le Shaïtân me l’a fait oublier, sans que je puisse m’en souvenir : il a repris son sentier dans la mer, merveilleusement. » Il dit: « Nous devions parvenir là. » Et ils reviennent sur leurs pas, exactement. (Trad Chouraqui)

Quel est le sens de cet épisode ? Ce passage qui surgit sans transition, est si abrupt qu’il décourage semble-t-il l’exégèse. Un Hadith a bien essayé, après-coup, d’expliquer en quoi il introduit à la rencontre Elie-Moïse, mais il ne fait ainsi que mieux souligner le disparate.
Cet Alors… semble sortir du néant, et on ne comprend pas ce que viennent faire ici la mer, le poisson, le rocher ou Satan. Ce texte a, de fait, intrigué les exégètes. On sent qu’ils en sont réduits à traquer le moindre indice. Par exemple, la présence d’un poisson et d’un serviteur dans le texte suggère de rechercher du coté du serviteur de Moïse: Josué fils de Nun (nun signifie poisson). Mais la piste s’arrête là et le texte garde son mystère. Il existe bien une hypothèse sérieuse et qui pourrait clore la question: c’est à nouveau celle de l’emprunt. Notre passage coranique du poisson serait une simple reprise des matériaux de certaines versions du Roman d’Alexandre. Voyons en effet un exemple de ces matériaux: Alexandre et son serviteur arrivent près d’une source:

12 Comme j’avais faim, je voulus prendre de la nourriture, et après avoir appelé le cuisinier qui se nommait Andréas, je lui dis :  » Prépare-nous la pitance « . Il prit alors du poisson séché et alla jusqu’à l’eau limpide de la fontaine pour laver ce mets, mais à peine fut-il plongé dans l’eau, qu’il reprit vie et échappa des mains du cuisinier.
13. Cependant, ce dernier, effrayé, oublia de me rapporter l’événement, mais lui-même puisa de l’eau de la fontaine, en but, en versa dans un récipient d’argent et la conserva. En effet tout l’endroit bouillonnait de sources abondantes, et tous nous buvions de ces eaux. Quelle fut mon infortune, qu’il ne m’ait point été donné de boire de cette fontaine d’immortalité qui rend la vie aux bêtes, et que mon cuisinier avait eu la fortune de trouver !

Bien que ce passage contienne tous les éléments nécessaires à la production du texte coranique, nous restons sur notre faim. On ne comprend pas pourquoi un texte inspiré irait reprendre tels quels des matériaux étrangers sans les ré-élaborer. On voit bien ici qu’Alexandre est devenu Moïse, mais on ne comprend toujours pas le sens et surtout l’intérêt argumentatif du récit coranique relatif au poisson. A notre connaissance, les chercheurs n’ont pas abordé spécifiquement la question du sens de ce passage en tant qu’argument. En attendant qu’ils se penchent sur la question et pour introduire au débat, voici une hypothèse fondée sur un élément apparemment anodin de notre passage: l’idée de l’eau qui rend la vie aux bêtes. Notre récit serait un fragment de nature midrashique qui s’inscrit toujours dans le discours sur la transmission de l’héritage prophétique à l’Islam. Mais ce fragment expliquerait la disqualification des Juifs en reprenant une vieille idée midrashique reprise déjà par le paulinisme: l’arrogance des Juifs face aux païens, leur mépris injustifié. Les Juifs n’ont pas compris que l’eau redonne la vie aux bêtes. Le passage coranique aurait pu ici se terminer de manière évangélique par la formule : que celui qui a des oreilles entendent. Le récit du poisson fournit la matière idéale à la double entente. L’audace iconoclaste de ce passage, c’est que c’est Moïse qui est l’agent de cette bévue, de cette incompréhension face à la Loi, alors que Moïse est partout ailleurs le héros de la Loi. D’où la révolte des exégètes musulmans qui refusent que le Moïse de notre passage soit le Moïse du Pentateuque. Pourtant, nous trouvons dans le midrash juif des formations qui expliquent ce paradoxe.
Voici un exemple d’une telle formation midrashique: la colère de Moïse lui a fait oublier la Loi. Or le thème de l’oubli est au centre du passage sur le poisson.

Sifri (section MaTot) : La Tora mentionne à trois reprises la colère de Moïse, et à chaque fois cette colère provoque une perte de son discernement : 1. [Moïse] s’irrita contre Éléazar (Lv 10, 16), 2. Écoutez donc, rebelles. Ferons-nous jaillir pour vous de l’eau de ce rocher? (Nb 20, 10), 3. Moïse s’emporta contre les commandants (Nb 31, 14)

Selon nous, le Coran ferait via le dikhr, un rappel de ces traditions midrashiques. Le texte coranique supposerait connus de ses lecteurs ces midrashim sur les païens, plus exactement le refus supposé des Juifs à l’entrée des païens. Le troisième exemple donné par le Sifri est même explicite: Il fait état d’une position discutable de Moïse à l’encontre des Madianites. Les fameux commandants de Nombres 31, 14 avaient en effet épargné des Madianites. Il est même probable que le Coran vise ici une autre colère: celle de Sara renvoyant Hagar.
Nous commençons à comprendre pourquoi le Coran avait besoin d’évoquer la colère de Moïse. C’est que cette colère qui renvoie à une arrogance de Moïse va trouver sa contrepartie dans le récit qui suit, et qui montre Moïse en disciple maladroit et balbutiant recevant les leçons d’Elie. Moïse perd donc ici sa stature et sa hauteur, face à Elie qui lui prodigue souverainement ses leçons et lui parle tel un Lord anglais fustigeant sa domesticité. Moïse ne voit plus rien de ce que voit Elie. Il est donc déchu de la Prophétie. La boucle argumentative est maintenant bouclée: nous étions partis du dhikr, de la mémoire, du rappel. Et l’enjeu était l’héritage de la Prophétie. Ici, Moïse par arrogance envers les gerim, les non-hébreux, (Hagar, et les arabes par exemple) oublie la loi. Pourtant, celle-ci comme le répète Paul, prévoyait qu’à la fin des temps, les païens devaient entrer. Or nous sommes à la fin des temps (postulat du christianisme et de l’Islam). Si les juifs refusent l’entrée des païens c’est qu’ils ne disposent plus de la prophétie. Et que celle-ci est passée à d’autres.
C’est pourquoi la sourate qui suit, celle de Mariam s’ouvre logiquement sur Jean Baptiste.
Le Coran lit l’élaboration chrétienne sur Jean Baptiste comme le faisait Origène, qui apparemment, comprend encore un peu le discours midrashique. Voici en effet comment Origène comprend le midrash sur Jean Baptiste :

le chef de la prophétie, les Juifs ne l’ont plus, car ils rejettent l’annonce capitale (kephalaïon) de toute prophétie , le Christ… ils décapitent, après l’avoir enfermée dans une prison, la parole prophétique (Commentaire sur Matthieu).

Accaparer la prophétie, la tronquer de son message essentiel (la venue du messie qui équivaut à l’entrée des païens), priver ces derniers du bénéfice de sa venue (la conversion), équivaut donc à la décapiter. C’est pourquoi le midrash chrétien fait en sorte que les Juifs demandent littéralement la tête du Baptiste. Chacun sait, en effet, que les Juifs sont du côté de la Lettre.

• Preuves

Bien entendu, l’hypothèse selon laquelle le passage coranique au poisson vise bien l’argumentaire sur l’héritage et sur le passage de la prophétie demande à être étayée par autre chose que de simples intuitions. Voici un premier élément de nature à conforter cette hypothèse. En 18, 60 nous trouvons le terme saraban, dont les exégètes et les traducteurs du Coran ne savent pas quoi faire. Or il suffit de jeter un coup d’œil sur le midrash juif pour retrouver ce terme. En Nombres Rabba 19,9, le midrash commente l’invective de Moïse:

Il leur cria: Écoutez donc, rebelles (morim) (20, 10). morim peut signifier rebelles (sarbanin סרבנין). Il peut signifier insensés, car dans certains ports, on appelle les sots morim. Il peut signifier instituteurs tentant d’instruire leur instructeur. Il signifie encore archers, comme dans le texte: Les tireurs, hommes armés d’un arc le découvrirent (1S 31,3).

• Conclusion.

Les sourates 18 et 19 relèvent de l’apologétique. Il ne s’agit pas d’un midrash proprement dit mais du rappel de tout un ensemble d’idées. Le Dikhr a pour fonction de rendre présent à la conscience tout un arrière-plan. Il a le même rôle que la demi-citation dans le midrash: seule la moitié du verset biblique est citée et le lecteur doit comprendre que l’essentiel est dans la partie non citée, mais qui lui a été rappelée. Il devient co-producteur du sens et son honneur est sauf. (En Orient, citer un verset en entier serait offensant pour l’auditeur). Le dikhr relèverait de ce modèle culturel. Il s’agit de partir de la situation actuelle (victoires arabes contre les Empires perse et byzantin) pour que l’auditeur comprenne de lui-même leur signification eschatologique via le rappel d’Alexandre le Grand. C’est une sorte de pesher si l’on veut. L’apparent disparate de ces sourates n’a pas d’importance car il s’agit d’un argumentaire et le destinataire s’y retrouve. Il sait de quoi on lui parle. Qul : dis-leur. Il s’agit d’expliquer aux Juifs et aux Chrétiens la naissance d’une nouvelle ère. Leur expliquer qu’en principe, s’ils sont fidèles à leurs traditions, ils devraient accepter ce nouvel état de choses. Les Juifs ont perdu la Prophétie (nom donné à l’énergie en matière de religion) et le Christianisme, qui a éclaté en mille sectes qui se haïssent, est un échec. C’est l’Islam qui va donc subsumer toutes ces histoires. L’Islam revendique une relève (remplacement mais renforcement) tout comme le Christianisme avait déjà revendiqué pour lui la relève du Judaïsme. En quelques versets, le dispositif S18-S19 va convoquer tous les éléments de cette prodigieuse histoire: la formidable Saga de Moïse, véritable héros du Coran, mais aussi sa faillite (nécessaire pour que l’Islam assume la relève) lors de l’affaire du frappement du rocher (voir note plus bas). Le passage mystérieux de Moïse au poisson est un dikhr. Ce dont il faut se souvenir, c’est simplement que près d’un rocher il y a eu un oubli fomenté par Satan. A l’auditeur, s’il a des oreilles, de comprendre la suite. Moïse en frappant le rocher a oublié la Loi et perdu la Prophétie. Mais il la retrouvera à la fin des temps, lorsqu’il reviendra avec Elie. – Vous croyez en cela ? Hé bien, regardez, voici que cela est en train d’advenir avec la venue de Muhammad. On vous a appris que Moïse n’a pas pu, à cause de sa colère face au rocher, vous faire « entrer » mais qu’il le ferait lors de son retour à la fin des temps? – Voyez, qui aujourd’hui prend Jérusalem à Edom et vous permet d’y revenir ? Votre propre midrash vous a dit que vous avez été injustes et méprisants envers les gerim, mais qu’à la fin des temps ils entreraient en foule, or voyez les peuples qui se convertissent à l’Islam. Tout ceci devrait être évident pour les juifs et les chrétiens. Le Coran est saturé d’évidence, c’est le livre évident qui ne connaît pas le rib, la dispute. Et puisque tout cela est évident, ne pas y donner suite relève d’une mauvaise foi diabolique qui justifie toutes les représailles. On a connu la même séquence avec le Christianisme.

 

 

Note : Si vous vous intéressez un peu au midrash vous constaterez que le frappement du rocher est une immense formation midrashique qui n’a pas pu échapper aux Chrétiens et aux Musulmans Retracer cette élaboration nécessiterait plusieurs articles.

Je renvoie le lecteur à des travaux comme l’ouvrage de
Germain Bienaimé: Moïse et le don de l’eau dans la tradition juive ancienne,
accessible partiellement sur Google Books.

On sait que ce frappement a embarrassé les exégètes. De fait, il n’est pas facile d’expliquer pourquoi Dieu demande à Moïse de frapper le rocher en Ex 17,6 mais de seulement lui parler en Nb 20, 8. Ni pourquoi Moïse si attentif à la parole divine commet l’erreur de frapper ledit rocher au lieu de lui parler. Ni pourquoi enfin la sanction de Moïse fut si dure. Cette énigme va solliciter la sagacité des exégètes: selon certains la faute de Moïse c’est d’avoir frappé au lieu de parler, selon d’autres c’est d’avoir insulté le peuple. Ou bien d’avoir douté de la possibilité de faire jaillir l’eau, (ferons-nous ?) ou d’avoir dit « nous » au lieu d’attribuer ce miracle à Dieu. Pourquoi Dieu lui demande-t-il de prendre son bâton ? Pourquoi Aaron est-il puni, alors qu’il n’a rien fait ? Quelle est la proportionnalité entre le châtiment (ne pas entrer en Terre Sainte) et la faute (frapper le rocher) ?
Cette formation midrashique a été exploitée par le Christianisme ainsi: Moïse n’entre pas et ne fait pas entrer. On peut comprendre que l’Islam ait pensé à reprendre cet argument. Moïse ne parle plus au peuple envers qui il se montre colérique. Moïse représente donc la dureté de la Loi (alors qu’Aaron parlait au peuple avec douceur et symbolisait la paix) L’argumentaire de l’Islam (paix) va donc jouer sur ce terme.