Retour accueil

Jean-Baptiste et la Narratologie

Jean-Baptiste et la narratologie

Découragés par la piètre qualité du grec des Evangiles, harcelés par le problème synoptique, taraudés par le mystère apocryphe, certains exégètes recherchent désormais le salut du coté de la sémantique structurale et de la narratologie. Encouragés par les travaux de Propp sur les contes populaires russes, certains ont eu l’idée d’appliquer les méthodes modernes aux textes néo-testamentaires.

Nous avons suivi avec sympathie l’une de ces tentatives (encore quelque peu hésitante, mais courageuse) appliquée au récit de la mort de Jean-Baptiste, dans la version la plus longue, celle de Marc 6, 14.

Mc 6,14 – Le roi Hérode entendit parler de lui (Jésus), car son nom était devenu célèbre, et l’on disait :  » Jean le Baptiste est ressuscité d’entre les morts ; d’où les pouvoirs miraculeux qui se déploient en sa personne.  » 6,15 – D’autres disaient :  » C’est Élie.  » Et d’autres disaient :  » C’est un prophète comme les autres prophètes, » 6,16 – Hérode donc, en ayant entendu parler, disait :  » C’est Jean que j’ai fait décapiter, qui est ressuscité !  » 6,17 – En effet, c’était lui Hérode qui avait envoyé arrêter Jean et l’enchaîner en prison, à cause d’Hérodiade, la femme de Philippe son frère qu’il avait épousée. 6,18 – Car Jean disait à Hérode :  » Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère.  » 6,19 – Quant à Hérodiade, elle était acharnée contre lui et voulait le tuer, mais elle ne le pouvait pas, 6,20 – parce qu’Hérode craignait Jean, sachant que c’était un homme juste et saint, et il le protégeait ; quand il l’avait entendu, il était fort perplexe, et c’était avec plaisir qu’il l’écoutait. 6,21 – Or vint un jour propice, quand Hérode, à l’anniversaire de sa naissance, fit un banquet pour les grands de sa cour, les officiers et les principaux personnages de la Galilée : 6,22 – la fille de ladite Hérodiade entra et dansa, et elle plut à Hérode et aux convives. Alors le roi dit à la jeune fille :  » Demande-moi ce que tu voudras, je te le donnerai » 6,23 – Et il lui fit un serment :  » Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, jusqu’à la moitié de mon royaume !  » 6,24 – Elle sortit et dit à sa mère :  » Que vais-je demander ?  » –  » La tête de Jean le Baptiste « , dit celle-ci. 6,25 – Rentrant aussitôt en hâte auprès du roi, elle lui fit cette demande :  » Je veux que tout de suite tu me donnes sur un plat la tête de Jean le Baptiste.  » 6,26 – Le roi fut très contristé, mais à cause de ses serments et des convives, il ne voulut pas lui manquer de parole. 6,27 – Et aussitôt le roi envoya un garde en lui ordonnant d’apporter la tête de Jean. 6,28 – Le garde s’en alla et le décapita dans la prison ; puis il apporta sa tête sur un plat et la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère. 6,29 – Les disciples de Jean, l’ayant appris, vinrent prendre son cadavre et le mirent dans un tombeau.

La méthode narratologique consiste, dans un premier temps, à « distinguer le récit enchâssant du récit enchâssé ». Ensuite, il suffit de “poser l’objet de valeur pour le sujet d’état (Jean) et de distinguer les programmes narratifs (Pn en abrégé) antagonistes d’Hérode et d’Hérodiade”. On en déduit aisément lequel des deux vise une transformation disjonctive.
Pour simplifier, on a divisé la péricope en 5 parties (Pn1, Pn2, etc. )
On voit d’un simple coup d’œil, que le Pn d’Hérode est bien supérieur à celui de son épouse, car Hérode « sait » (que Jean est un juste), il le protège (il en a le pouvoir) etc. alors qu’Hérodiade « ne peut pas » (tuer Jean).
Il est évidemment impossible ici de donner l’analyse narratologique détaillée de l’ensemble du récit. Mais on aura une idée de la méthode, par ce fragment, qui en est représentatif :

« Un nouvel actant (S4, la fille d’Hérodiade) amène l’établissement d’un contrat. S1 (Hérode) en se liant par contrat au vouloir de S4 perd son pouvoir. C’est au cours d’un banquet et d’une danse dans le cercle des grands (cercle du désir et du corps) que le renversement se prépare. Le lecteur comprend que si S4 a obtenu un certain pouvoir, celui-ci n’est associé à aucun vouloir. S3 (Hérodiade) en revanche associe son savoir et son vouloir au pouvoir de sa fille pour que s’accomplisse son programme narratif de mort ».

L’intelligibilité qu’apporte la science des récits est, on le voit, irremplaçable. Mais elle ne prend pas en compte un certain nombre de phénomènes curieux, qui ne sont pas ici d’ordre narratif, mais lexical. C’est que notre péricope est truffée de jeux de mots et d’assonances. Il y a d’abord une nette insistance à faire entendre le surnom de Jean, (le “baptiste”, celui qui plonge, en hébreu : tobel). Or ce terme assone avec le mot de l’hébreu tardif tabla (emprunté lui-même au latin tabula), qui signifie tablette, petite table, tableau, écriteau. Curieusement, les assonances concernent même le grec : kephalê, la tête du baptiste, fait anagramme avec phulakê, la prison (où il est détenu). Or ces termes sont entrés dans l’hébreu tardif, y compris la hache (pelekus en grec, donne pilqis en hébreu)

Ce que notre lecteur, désormais narratologue averti, verra surtout dans cette péricope, c’est que le récit de la mort de Jean est identique, d’un point de vue structurel (voire même structural) au récit de la mort de Jésus. Dans les deux cas, un homme qui vient appeler le peuple à la repentance, est arrêté et condamné à mort. Les dirigeants (Pilate ou Hérode) voudraient bien le relâcher, mais c’est le peuple qui s’y oppose, et ils sont contraints de le condamner et de l’exécuter.
Pilate et Hérode présentent de nombreux points communs. Les deux compères se rapprochent d’ailleurs en Lc 23,12.
• Ce sont d’abord tous deux des étrangers (des non-Juifs).
• Pilate, de par son nom, est un libérateur ou un libéré. La racine plt en hébreu, signifie libérer. Même en grec, son nom sonne comme « plateia » qui signifie en grec « large » (hébreu : raHab).
• Les deux hommes ont aussi en commun, d’avoir leur jour faste (yom tob) au cours duquel ils doivent faire quelque « largesse » au peuple, ou “élargir “quelque prisonnier.
Mt 27, 15 : à chaque Fête, le gouverneur (Pilate) avait coutume de relâcher à la foule un prisonnier, celui qu’elle voulait.
Ce redoublement de la conjonction païens-libération a pour fonction accessoire de faire entendre à un niveau presque subliminal que les païens peuvent en quelque façon constituer une libération pour les Juifs. Notre péricope est une anticipation de la Passion. C’est d’ailleurs Hérode lui-même qui assimile Jésus à Jean :
Mt 14, 1 – En ce temps-là, la renommée de Jésus parvint aux oreilles d’Hérode le tétrarque, qui dit à ses serviteurs : Celui-là est Jean le Baptiste !

Et cela est logique (narratologiquement parlant), puisque Jean est le précurseur de Jésus. Il en est la première étape et, en quelque sorte, la moitié du chemin. C’est d’ailleurs pourquoi, dans la transaction entre Hérode et la fille d’Hérodiade, il représente la “moitié du Royaume”. Les deux hommes (ou les deux actants, si vous préférez) sont donc des étrangers qui doivent faire face à des Juifs vindicatifs (les foules en colère qui obtiennent finalement la mort de Jésus-Jean). Pilate et Hérode, quant à eux, auraient bien voulu les libérer. Hérode par exemple, sait que « Jean est juste et saint », il l’écoute volontiers. Hérode croit à la résurrection, puisqu’il dit que Jésus est Jean ressuscité. La manière dont le récit commence, évoque celui de la reine de Saba, dont on sait que le midrash a fait une prosélyte.
Hérode entendit la renommée de Jésus calque de : hordos shama’ et shama’ yeshua’
C’est encore nous dire qu’Hérode a “entendu”. Certes, Jean reproche à Hérode sa conduite. Mais c’est son rôle : il est venu pour plonger les hommes dans l’eau (entendez : la Loi). Jean est en effet le précurseur du messie, comme le prophète Elie. Il reproche au peuple d’être adultère à Dieu. Pour figurer cela, le midrash dispose du terme de nida (infraction aux lois sur les unions illicites, mais ici : “hérésie”). Il construit donc cette fiction d’Hérode épousant la femme de son frère. Sans le savoir, le midrash lance ainsi des générations d’historiens dans les sables mouvants de la dynastie hérodienne dont personne n’est ressorti vivant. Des Historiens qui devraient pourtant connaître Lévitique 20,21 : L’homme qui prend pour épouse la femme de son frère : c’est une nida.

Ce n’est pourtant pas à cause de ce reproche qu’Hérode l’arrête, mais « à cause d’Hérodiade » qui veut, nouvelle Jézabel, la mort du prophète (Jean/Elie). Vous commencez maintenant vraiment à comprendre comment le midrash fabrique du narratif: c’est parce que Jean-Baptiste est Elie, (comme lui précurseur du messie) qu’il fabrique une Hérodiade sur le modèle de Jézabel, l’ennemie jurée d’Elie.
Le plus étonnant dans ce texte, c’est qu’il réussit de nouveau, au moment où l’on s’y attend le moins, à nous faire passer le message leitmotiv que nous ne cessons de rencontrer dans cet essai. Pilate ou Hérode, bien que païens, sont innocents, ils sont bien plus justes que les Juifs. Ils ont “entendu”, alors que les Juifs se sont endurcis. Certains Apocryphes font d’ailleurs de Pilate, un saint. Les Chrétiens de Syrie et d’Égypte vénéraient en Pilate un saint et un martyr ; il figure encore à ce titre dans le calendrier liturgique de l’église copte. Pilate n’a-t-il pas accepté la loi en se lavant les mains ? On peut donc adresser à l’analyse structurale quelques menus reproches. Elle ne semble pas avoir prévu ceci: le midrash nous mène en bateau.

Ce n’est pas seulement le récit de leur exécution, qui est commun à Jésus et Jean. Ils partagent certains détails qui vont de leur conception à leur mort.
• Le père de Jean, Zacharie, reste muet (hébreu : Heresh) or ce terme est un attribut de Joseph, le père de Jésus. (Horesh traduit par tekton, charpentier)
• Après leur mort, les disciples des deux hommes s’occupent de leur corps. (guf, en hébreu, n’est pas seulement le corps, mais c’est aussi les principes essentiels de la doctrine…)
• Zacharie le père de Jean écrit le nom de son fils (puisqu’il est rendu muet) sur une tablette. Cette tablette se retrouve dans la demande macabre d’Hérodiade et de sa fille, mais aussi dans l’épisode de la mort de Jésus, racontée dans l’Evangile de Jean, où il devient l’écriteau, sur lequel on inscrit la mention “Roi des Juifs”.
• La mort des deux hommes est liée à la tête (décapitation pour l’un, “lieu du crâne” (golgota) pour l’autre).
Notre texte traite aussi, d’une manière peu visible, du recensement (hébreu : pequda ou encore se et rosh, littéralement : “élévation de tête”, capitation). Ce recensement est de la même nature, midrashique, que celui qui intervient en Lc 2,1 :
Or, il advint, en ces jours-là, que parut un édit de César Auguste, ordonnant le recensement de tout le monde habité.
C’est une annonce de la fin des temps, via la racine paqad. Le “Roi” va visiter-recenser son peuple.

Concluons sur le mode de production de ce passage.

Jean vient annoncer au peuple que Dieu va le “visiter” (hébreu paqad, comme en Ruth 1,6). Ce verbe signifie aussi « recenser », mais recenser se dit également « la-set et rosh« , littéralement : élever la tête. Le peuple s’oppose à cette annonce. Comment ? En tournant en dérision les termes de cette annonce. Dérision qu’on retrouvera également dans le récit de la Passion, mais appliquée à la prétention de Jésus à la royauté. Le peuple juif est un peuple de railleurs, c’est bien connu. La dérision consiste ici à prendre les termes de l’annonce de Jean à la lettre, mais en opérant sur elle un tout petit jeu de mots sur l’expression à double sens “élever/enlever la tête”. On demande donc à ce qu’on “enlève” la tête de Jean. Et comme un recensement consiste à compter chaque tête et à en coucher le nom par écrit, on demande la tête de Jean sur une tablette. Car à l’époque, on écrit sur des tablettes. On demande en quelque sorte au baptiste de se baptiser-tabler lui-même, exactement comme les railleurs demandent à Jésus de se sauver lui-même.

Notre analyse midrashique paraîtra un peu austère comparée aux fastes de la narratologie, mais il nous a semblé qu’elle était de nature, ici, à apporter quelques éléments d’intelligibilité supplémentaires.

Voici un autre cas où la narratologie nous est d’un faible secours.
Lc 13.32 – Il leur dit :  » Allez dire à ce renard : Voici que je chasse des démons et accomplis des guérisons aujourd’hui et demain, et le troisième jour je suis consommé !
Pourquoi ce terme de renard ? Inutile de vous précipiter sur les éditions complètes de contes populaires russes. Car voici : Hérode, comme Pharaon, massacre les premiers-nés. Or, Pharaon est associé à la ruse, tout simplement en vertu du fait qu’il dit en Exode 1,10 : prenons de sages mesures (hava nitHakma lo : littéralement : soyons rusés contre lui). Pharaon est donc un rusé. Et, en conséquence, le Hérode évangélique (qui n’a rien à voir avec le Hérode historique mais est ici un personnage purement midrashique, de la même classe que Pharaon) hérite de cet attribut, et devient donc un renard.
Une autre confirmation ? Voyez ce passage d’Exode Rabba (22,1) :
L’Écriture compare les Empires étrangers à des bêtes sauvages, ainsi qu’il est écrit : quatre bêtes énormes sortirent de la mer (Dn 7, 3). Or lorsque l’Ecriture compare les Egyptiens à une bête sauvage, c’est à des renards qu’elle les compare. De même en effet que le renard est la plus petite de ces quatre bêtes sauvages, de même les Egyptiens exercèrent la plus petite des dominations, ainsi qu’il est écrit : L’Égypte sera le plus modeste des royaumes (Ez 29, 15).

 

Texte extrait de l’ouvrage « Un étranger sur le toit » de Maurice MERGUI