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Paul et l’universalisme

Paul et l’universalisme

Curieusement, les textes pauliniens, qui sont parmi les textes les plus difficiles d’accès, suscitent un très grand nombre d’essais. Je vous rassure tout de suite : ces innombrables auteurs se répètent tous entre eux. Et ceci pour une raison très simple : la rareté de l’information relative à Paul. Cette information est pratiquement égale à zéro, alors on duplique religieusement le peu dont on dispose.

 Le résultat pourtant est proprement miraculeux : nos auteurs savent tout sur la vie de Paul, sur ses voyages, sur sa vie privée et même sur sa psychologie ou ses problèmes de santé.

Récemment, Alain Decaux, académicien célèbre, a signé un livre au titre provocateur “ l’Avorton de Dieu ”. Comme je vous le disais plus haut, Paul est un auteur difficile, Decaux le reconnaît bien volontiers :
chaque fois qu’Alain Decaux devait prendre la plume, le sujet lui semblait difficil nous dit un chroniqueur de son ouvrage.
Et, comme je viens également de vous le dire, le copier-coller est la règle dans ce domaine:
“Je ne suis ni théologien ni exégète. J’ai donc lu des auteurs plus compétents que moi. Jürgen Becquer, l’exégète, Dieter Hildebrandt… J’ai aussi lu Strabon, le géographe, et Ernest Renan qui, au XIXe siècle, à cheval ou à mulet, a voyagé dans les lieux du passé de Paul.

Avec saint Paul, il y a au moins un avantage qui compense un peu la difficulté des textes : entreprendre un livre sur Paul vous oblige à des voyages studieux dans des tas de pays aux climats agréables. Hormis les talents de narrateur de notre académicien, qui sont incontestables, le contenu de son livre est indigent. Paul est évidemment présenté comme un philosophe juif ce qui est du plus haut comique. On s’attendait au moins à ce que Decaux nous explique le sens de cette histoire d’avorton. Pensez-vous ! Decaux aurait par exemple pu se renseigner sur la manière de dire avorton en hébreu. Puisque Paul était un philosophe juif, peut-être connaissait-il un peu d’hébreu ? Mais Dieu seul sait où ce type d’enquête pourrait mener un croyant : il pourrait s’étonner par exemple du fait qu’avorton renvoie à la chute (grec ektrôma qui traduit toujours l’hébreu nafal, qui signifie tomber, racine npl) or, justement Paul n’arrête pas de tomber. Paul se définit en effet par la chute. Tout comme Saül. Or Paul s’appelle Saül. Et, dans les Actes, Paul passe son temps à reproduire tout ce qui arrive à Saül.
On sent bien qu’il suffirait que Decaux dispose du concept du midrash, qu’il en ait ne serait-ce qu’une vague notion, pour qu’il commence à organiser autrement ce chaos d’anecdotes, dont il tente de sauver la cohérence.
Decaux sent bien par exemple que cette chute de cheval de Paul est importante puisque le Caravage l’a magistralement représentée. Elle figure en couverture de nombreux livres sur Paul. Mais elle n’est jamais mise en relation avec le npl hébraïque, la chute, l’avortement. Il faut passer par l’hébreu pour sentir la sonorité de ce npl qui sonne justement comme polos du latin paulus, petit. (En grec, le verbe piptô, tomber, n’a rien à voir avec la sonorité de polos)
Decaux manque aussi tout ce qui touche à Paul comme paradigme de l’inversion eschatologique. Il ne passe pas loin pourtant :
« A chaque page de la vie de Paul, quand
on croit détenir une certitude, on trouve son contraire »
Mais là aussi, il lui manque les outils pour penser ce qu’il ne fait que “ raconter ”.
Pour le reste, l’ouvrage ne fait que reproduire les banalités d’usage: rengaines sur la philosophie grecque, sur l’abandon de la Loi, Universalisme versus particularisme juif, etc.
Cher Alain Decaux : Paul n’a jamais “ abandonné la loi ” pour la bonne raison que Paul n’a jamais existé. Le Midrash paulinien met en scène simplement cette idée du midrash juif qu’à la fin des temps, la loi sera abrogée. Le Midrash paulinien explore donc par la pensée cet événement, et il l’accomplit en produisant un texte. Il s’agit d’un gigantesque midrash sur l’entrée des païens à la fin des temps. Le texte paulinien nous le dit pourtant clairement :
D’autant que vous savez en quel moment nous vivons.
C’est l’heure désormais de vous arracher au sommeil ; le salut est maintenant plus près de nous qu’au temps où nous avons cru. Rm 13, 11.
Il faut bien entendu lire : la période de l’exil va prendre fin et donc le messie va bientôt advenir (tout cela peut-être dit, alors même que le Christ est supposé déjà venu, même si Paul ne l’a jamais vu, sauf en esprit, c’est-à-dire par midrash).

Je ne vous parlerai même pas ici des problèmes de langue que pose le texte paulinien et qui sont toujours pudiquement passés sous silence. Pourquoi ennuyer inutilement le lecteur ? Sachez simplement que le texte français des épîtres que vous lisez, est déjà un miracle en soi, au sens où il est le résultat d’une chirurgie esthétique lourde. En grec, en effet, un verset sur deux est tout simplement incompréhensible.
Quant aux ouvrages sur la philosophie de Paul, on entre ici dans le jubilatoire. Les contorsions pour nous faire croire que ce texte est de la philosophie (juive ou grecque, selon les avis) sont pathétiques. Lorsque l’auteur est un Chrétien croyant, passe encore. Mais lorsqu’il s’agit de philosophes athées ou agnostiques, on frise le lumbago à chaque page.

A ce propos, j’ai découvert (avec dix ans de retard) que deux sommets de la philosophie française avaient publié pratiquement en même temps un ouvrage sur Paul.
Le premier est Alain Badiou. Ce professeur émérite à L’Ecole Normale Supérieure est devenu la coqueluche des universités américaines où il a remplacé Derrida et Bourdieu comme représentant de la pensée française. Ce nouveau maître à penser a donc publié un essai définitif sur Paul (Saint Paul. La fondation de l’universalisme. Paris, PUF).

Question : pourquoi le dernier maoïste de France s’interresse-t-il soudainement au « fondateur de la religion chrétienne » ? Badiou se serait-il converti, comme Claudel en entendant le Magnificat à St Nicolas du Chardonnet ? En lisant les critiques dithyrambiques des sites catholiques sur l’essai Badionysien, on pourrait le croire. Eh bien, pas du tout. Badiou nous assure qu’il est totalement athée et qu’il ne croit pas aux miracles. Nous voilà rassurés.
Non. L’essai Badiolistique porte sur l’Evénement. Attention : pas tel événement particulier, je veux parler du concept d’événement. Je vous explique : Badiou est un philosophe de la variété hégélienne, il croit à l’existence de «vérités absolues» auxquelles on accède par l’Evénement.
L’auteur classe les Evangiles dans la catégorie des “ grands classiques du charlatanisme religieux ” ce qui lui vaut curieusement l’indulgence de la critique catholique. La résurrection elle-même est qualifiée de “ fable ”. Pourtant, tout l’ouvrage est une apologie de Paul, témoin de “ l’événement de la résurrection ” (résurrection qui est donc une fable). La presse catholique est enthousiaste, tout comme la presse communiste d’ailleurs. Si vous y comprenez quelque chose, envoyez-moi un mail.
J’allais donc, comme on dit, lâcher l’affaire, lorsque l’actualité paulinienne me rattrapa à nouveau. Je tombai en effet par hasard sur cette phrase d’un critique :
pour les initiés, le livre de Benny Lévy (Le Meurtre du Pasteur) constituerait peut-être une réponse au saint Paul d’Alain Badiou, qui oppose de manière radicale « l’universalisme » de Paul à l’héritage juif.

Ainsi donc, deux Géants de la philosophie (et accessoirement du maoïsme) dialoguaient via Saint Paul sans même que le reste de l’humanité ne se doute de rien ? Je décidais de mener ma petite enquête. Quel était donc l’enjeu de ce combat de Titans ? Comment reconstituer la genèse de ce débat secret entre Badiou et Lévy par Paul interposé ? Nos duettistes me fournissaient une piste : toujours rechercher l’enfance d’un chef. Badiou nous indique quelque part que s’il s’intéresse à l’événement-resurrection qui marqua beaucoup Paul, c’est qu’un autre événement avait beaucoup compté pour lui : celui de Mai 1968. À l’époque, Badiou dirigeait un groupuscule maoïste, l’UCPML (Union pour la construction d’un parti marxiste-léniniste). À la même époque, on le sait, Benny Lévy dirigeait la Gauche Prolétarienne.
Serait-il possible que l’opposition des deux chefs puisse dater de cette époque et de cette rivalité de boutique ? Comme dirait Saint Paul : me genoito (grec de cuisine qu’on traduit par: à dieu ne plaise, en hébreu paulinien: Has veHalila). Contrairement aux traîtres qui abandonnèrent la révolution, Badiou est resté fidèle à ses idées de jeunesse. Comment ne pas admirer cette vertu si rare de nos jours ? Qu’on se le dise, Badiou n’a pas changé :
Ce sont des gens qui ont une relation de contentieux
avec leur passé. Moi, je suis dans la fidélité.
C’est cette fidélité, ainsi que ses formules tout en finesse (Aujourd’hui, la démocratie n’est rien d’autre qu’un outil de propagande du capitalisme) qui lui valent la sympathie d’une frange radicale de la jeunesse. La fidélité donc. Mais pas n’importe laquelle. La fidélité de Benny Lévy est excessive, redevenir un « rabbin sectaire » comme dit Badiou, ce n’est plus de la fidélité. Rester Stal, oui.
Mais ne perdons pas le fil de notre enquête et revenons à nos moutons : comment reconstituer l’origine de l’intérêt de Badiou pour Paul, son apologie de l’Apôtre et la réponse cinglante du berger à la bergère (via le Meurtre du Pasteur) ?
Une autre piste était de voir comment les sites chrétiens avaient reçu le texte Badiousiaque. Sur le site Théolib, j’ai trouvé cette critique élogieuse de l’essai Badivien :

On y trouve encore une belle analyse de la façon dont la loi renvoie le sujet à la place du mort, ainsi qu’une autre, très éclairante, de la manière dont l’apôtre, soucieux de ne pas perdre de temps avec les usages, ne les admet que pour mieux les inscrire dans une symétrie qui aussitôt les subvertit. Là encore, rien ne doit faire obstacle à l’acte déclaratif qui fonde, dans un même mouvement, l’attitude militante et l’universalité chrétienne. Dans son approche de la pensée paulinienne, comme dans la description de son éthique sociale, le parcours de Badiou balaie bon nombre d’idées reçues. Il démontre ainsi que toutes les paroles de Paul, généralement citées à l’appui de tous les conformismes sociaux, n’étaient que des manières de secondariser des questions risquant de détourner de l’essentiel. Les réponses de Paul sont des “ oui, mais ” dont on aura souvent oublié le second terme.

Eclairant, non ? J’ai aussi appris sur ce même site qu’il manquait un chapitre au livre de Badiou (je m’en doutais : c’était donc pour cela que je n’avais rien compris à la prose Badioutesque) :

Il ne manque qu’un chapitre à ce livre. À maintes reprises, l’auteur manifeste le désir de remplacer l’événement de la Nouvelle par un autre, plus plausible probablement. Nulle part il ne suggère quel pourrait être cet autre événement. Ce qui peut conduire le lecteur à l’interrogation que voici : Et si le secret de la force instituante de l’affirmation paulinienne résidait précisément en ceci que l’événement est celui-ci, dans son absolue singularité, et non tel autre que nous pourrions imaginer ? Tout le livre de Badiou conduit, peut-être malgré lui, à ouvrir l’espace d’une telle question. Car l’auteur montre aussi comment ceux qui se sont essayés à partir d’une autre “ fable ”, se posant dès lors comme des rivaux de Paul, n’ont produit dans le meilleur des cas que de pâles copies, ne parvenant pas à forger de nouveaux destins.

Que celui qui a tout compris me jette le premier sms.

Je décidais quand même de mettre fin à mon ignorance et d’aller enquêter au cœur battant de l’univers Badivien. Alain Badiou a exposé son système dans deux gros volumes : l’Etre et l’Evénement (1988) et Logique des Mondes (2006). À l’évidence, Badiou se voulait non seulement le nouveau Sartre (l’Etre et l’Evénement, cela ressemble beaucoup à l’Etre et le Néant, vous ne trouvez pas ?) mais aussi le nouveau Deleuze, celui de Logique du Sens (mais pourquoi se limiter au seul sens quand on peut, dans le même bouquin régler une bonne fois pour toutes le problème de la logique du monde en général ? et pendant qu’on y est, celle des mondes ? ).
Bénny Lévy avait été le collaborateur de Sartre, se pouvait-il qu’il ait considéré comme sacrilège le projet Badiouleusien de s’emparer du siège symbolique de Sartre? Dieu nous garde de pensées aussi mesquines. C’est que Benny Lévy se veut aussi le Berger de l’Absolu. Et l’Absolu est Un. Comme dit un proverbe africain (je cite de mémoire): il n’y a pas place pour deux absolus dans le même marigot.

Pour conclure, il serait peut-être temps de revenir à l’universalisme, qui est quand même le thème de cet article.

J’ai recherché pour vous les éléments d’universalisme présents chez Paul. Je ne vous en livre ici que quatre exemples puisque, comme vous le savez maintenant, le corpus paulinien n’est que pur universalisme.

Universel n°1 : les femmes doivent se voiler la tête.
Si donc une femme ne se couvre, alors, qu’elle se coupe les cheveux!
Mais si c’est une honte pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou tondus, qu’elle se couvre. (1Co 11,6)

Universel n°2 : place de la femme.
et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme,
mais la femme pour l’homme.(Ib 11, 9)

Ces exemples d’universalisme, en rupture totale avec le particularisme juif, ont certainement impressionné Badiou. J’en veux pour preuve son texte contre la loi foulardière dans lequel il témoigne de manière émouvante de sa fidélité à l’enseignement paulinien.
Ce qu’admire Badiou dans Paul, on l’a dit, c’est son Universalisme. Paul a compris que le véritable judaïsme est universaliste. C’est donc par fidélité au Judaïsme que Paul abandonne le Judaïsme. Badiou, comme Paul, aime tellement le Judaïsme qu’il l’incite à être fidèle à son essence et à disparaître séance tenante.
Si cette idée vous paraît difficile à comprendre c’est que vous ignorez l’art du syllogisme.
[Je vous le refais plus lentement : le juif est universaliste, or l’universaliste doit rejeter tout particularisme, le juif doit donc cesser d’être juif s’il veut rester fidéle au Judaïsme. La semaine prochaine nous aborderons le syllogisme du cheval bon marché qui est rare (or tout ce qui est rare est cher, donc …etc.)].

Mais, objectera le lecteur, désormais logicien chevronné, n’y aurait-il pas comme une semblance de contradiction entre l’amour badiolite du foulard (paulinien et islamique) et cette injonction à renoncer à tout particularisme ?
Eh bien, pas du tout. L’affaire du voile n’a rien à voir avec le particularisme. On ne demande pas aux jeunes filles de renoncer à des signes religieux, non ! cette loi scélérate veut les forcer à se prostituer :

une fille doit montrer ce qu’elle a à vendre. Elle doit exposer sa marchandise. Elle doit indiquer que désormais la circulation des femmes obéit au modèle généralisé, et non pas à l’échange restreint. … Vive le marché planétaire !

C’est donc par esprit de résistance à la dictature néo-libérale qu’il faut inciter l’Islam à garder son particularisme. L’universalisme, l’Islam en est incapable. C’est un truc réservé aux Juifs (enfin… aux vrais, à ceux qui vont jusqu’au bout de l’universel : les Chrétiens)

Autres enseignements pauliniens qui ont certainement dû susciter l’admiration de Badiou:

Universel n°3 : la soumission aux pouvoirs civils
Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. (Rm 13, 1)

Universel n°4:sur l’esclavage
Tous ceux qui sont sous le joug de l’esclavage doivent considérer leurs maîtres comme dignes d’un entier respect, afin que le nom de Dieu et la doctrine ne soient pas blasphémés. (1Tm 6, 1)