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Du gonflement et de l’enflure

  Du gonflement et de l’enflure

En Luc, on trouve cette guérison d’un hydropique. D’une certaine façon, nous ne quittons pas nos histoires d’outres qui risquent d’éclater.

 Lc 14,1 Et il advint, comme il était venu un sabbat chez l’un des chefs des Pharisiens pour prendre un repas, qu’eux étaient à l’observer. 14,2 Et voici qu’un hydropique se trouvait devant lui. 14,3 Prenant la parole, Jésus dit aux légistes et aux Pharisiens : Est-il permis, le sabbat, de guérir, ou non ? 14,4 Et eux se tinrent cois. Prenant alors le malade, il le guérit et le renvoya. 14,5 Puis il leur dit : « Lequel d’entre vous, si son fils ou son bœuf vient à tomber dans un puits, ne l’en tirera aussitôt, le jour du sabbat ? 14,6 Et ils ne purent rien répondre à cela.

L’hydropisie dont il est question ici, est une maladie qui existe réellement et dont on trouve la description dans les bons livres de médecine. C’est bien la preuve, dira-t-on, qu’il y a du réel et de l’historique dans les Evangiles. Tout n’y est pas seulement midrash et double entente. Tout de même, cette hydropisie est une maladie idéale pour le midrash. À telle enseigne que, si elle n’existait pas, le midrash aurait certainement pu l’inventer. Ce gonflement morbide du corps par un excès d’eau, est en effet une formidable aubaine pour qui veut figurer à la fois un trop plein de Loi, et une enflure (au sens d’orgueil), provoquée par la possession de cette même loi, symbolisée par l’eau. On aura compris que cette maladie affecte uniquement les Juifs. Leur corps (l’hébreu guf signifie corps mais aussi doctrine, principes) est envahi par la loi. Par un trop-de-loi. Jésus sauve ce malade un shabat, c’est-à-dire avec un peu d’avance sur le calendrier prévu, en évoquant simplement un “moins de Loi”, un allégement de la Loi. En effet, Jésus éprouve une préférence marquée pour les guérisons effectuées le shabat, ce qui met les Pharisiens en fureur. Cette prédilection pour le shabat marque (et masque) d’abord un choix eschatologique, celui de hâter la fin. Le shabat, septième jour, précède le huitième jour, celui de l’eschatologie. De plus le shabat est un bon exemple d’alourdissement de la loi, puisqu’il est à peu près impossible de faire quoi que ce soit ce jour-là. Les Rabbins eux-mêmes ont été contraints de prévoir de nombreux allégements (heter) pour que ce jour soit simplement vivable. Le sens des guérisons “shabatiques” de Jésus signifie donc d’abord ceci : la loi peut être allégée.
Quoi qu’il en soit, les Evangiles nous présentent cette possibilité d’allégement comme inconcevable pour le Judaïsme. La petite parabole du puits, qui termine notre passage, joue, encore une fois, sur l’eau comme symbole de la Loi. Cette eau profonde est faite pour qu’on en vive, pas pour qu’on se noie dedans. Devant cette parabole, les Pharisiens restent cois : hébreu yabeshim, desséchés; il faut bien que nous restions dans notre registre hydraulico-juridique. Le lecteur pourra continuer tout seul : s’ils restent desséchés, c’est qu’ils sont sans eau, sans loi, donc hors-la-loi.
Il faut se rendre à l’évidence : les Pharisiens des Evangiles ne connaissent pas la loi orale. Pourtant, ce sont eux qui l’ont introduite. Le traité Yoma, pour ne citer que lui, traite sur des centaines de pages des exceptions faites au repos shabatique, en cas de danger notamment. Mais la véritable raison de cette méconnaissance est la suivante: il faut que la loi soit bien rance et dure pour que le messie vienne l’allèger.

Il le guérit et le renvoya : puisque le messie est arrivé, c’est que nous sommes à la fin des temps, et que la Loi a été allégée, le malade est donc guéri de son trop-de-loi, et il est libre par rapport à cette loi. Tel l’esclave libéré, il est « renvoyé ». On est passé du registre médical à celui de l’eschatologie. On aurait ici une autre expression de ce qui est le sujet de la péricope dite des noces de Cana. On admirera l’habileté rhétorique, et presque sophistique, de ce passage. Si on peut, en cas de danger, guérir pendant le jour du shabat, c’est que la loi est modifiable, et peut donc être modifiée, et donc allégée. Dès lors, Jésus n’a rien d’autre à faire, pour guérir Juifs et païens, que de faire référence à cette possibilité de la loi orale. Du simple fait que la loi est devenue potentiellement légère, les Juifs peuvent être guéris, à la fois de leur orgueil, et du trop-de-loi. Accessoirement, les païens peuvent devenir prosélytes, et être guéris de leur infirmité (l’idolâtrie). Cette péricope doit être rapprochée de celles qui parlent par exemple du levain. Autre substance qui provoque lourdeur et gonflement. On comprend mieux alors les mises en garde contre le levain des Pharisiens, faites la plupart du temps dans un contexte de flottement sur l’eau, c’est-à-dire de légèreté.

On note dans ce détail que l’hydropisie possède ici un effet peu connu des médecins: celle de rendre les Juifs aussi impotents que les païens quant à la déambulation ou la halakha.

 

Texte extrait de l’ouvrage « Un étranger sur le toit » de Maurice MERGUI