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Le Centurion indigne

 Le Centurion indigne

Ce passage appelle plusieurs questions : Pourquoi tant de paralytiques dans les Evangiles ? Que vient faire ici un « Centurion » ? Que signifie le discours du Centurion, en Mt 8, 9 ?  Pourquoi Jésus voit-il dans ce discours une grande foi ? (Mt 8, 10)

Comme il était entré dans Capharnaüm, un centurion s’approcha de lui en le suppliant : Seigneur, dit-il, mon enfant gît dans ma maison, atteint de paralysie et souffrant atrocement. – Il lui dit : Je vais aller le guérir (Mt 8,5)

• Premiers indices.

Il faut d’abord voir ce qu’il y a sous le grec « paralutikos », car comme c’est souvent le cas, ce terme n’existe pas dans la Septante, ni même en grec « naturel ». Heureusement, en Actes 3,2 notre infirme n’est plus un « paralutikos », mais un « chôlos », on peut donc tenter de le rétrovertir dans l’hébreu « pisseaH ». Ce terme de pisseaH intervient par exemple dans le Pentateuque, au voisinage des affaires du temple. Le pisseaH (le boiteux, l’impotent quant à la déambulation) est d’abord l’un de ceux qui ne peuvent présenter de sacrifice, ou devenir Grand-Prêtre du fait d’une imperfection (baal mum). Il figure donc une infirmité physique, mais surtout rituelle et religieuse.

Pour aller à l’essentiel, les paralytiques représentent, dans les Evangiles, les païens, tout comme les lépreux représentent tout spécialement les Juifs, à cause de leur tendance à la médisance, et à la révolte (cf. l’épisode lépreux de Miriam), et en conséquence, leur “isolement”, ou leur exil, au sein des Nations. Il y a donc une différence essentielle entre Juifs et païens : les Juifs ont “entendu” directement la parole de Dieu, et leur problème c’est qu’ils ne “font” pas, c’est-à-dire qu’ils ne “marchent” pas, au sens de la halakha, tandis que les païens ne savent même pas encore marcher. Par conséquent, un paralytique est toujours un païen.
Acceptons d’entrer dans la machine à naviguer dans les textes qu’est le midrash, et revenons à notre « centurion ». Malgré les apparences, nous serions en Ex 18,21 verset dans lequel Jéthro, beau-père de Moïse, conseille à ce dernier de déléguer un peu, comme on dit de nos jours :
Ex 18.14 Le beau-père de Moïse, voyant tout ce qu’il faisait pour le peuple, lui dit : Comment t’y prends-tu pour traiter seul les affaires du peuple ? Pourquoi sièges-tu seul alors que tout le peuple se tient auprès de toi du matin au soir ? À coup sûr tu t’épuiseras, toi et le peuple qui est avec toi, car la tâche est trop lourde pour toi ; tu ne pourras pas l’accomplir seul. Ex18.21 – Mais choisis-toi parmi tout le peuple des hommes capables, craignant Dieu, sûrs, incorruptibles, et établis-les sur eux comme chefs de milliers, chefs de centaines.

Il provient de là, notre centurion (hébreu : sar-méa, chef de centaines), il figure l’intervention de Jéthro, un païen, qui conseille à Moïse de créer une hiérarchie pour juger le peuple, lui apprendre la halakha, lui apprendre à marcher, et se décharger ainsi d’un poids excessif.
Le camp des hébreux, dans le désert, est un peu une caserne, on y apprend à “marcher” comme des soldats à la manœuvre. Ce qui travaille notre texte, c’est la question de Jéthro, et du rapport entre Moïse et le peuple. La Bible raconte en effet longuement les difficultés de Moïse à diriger seul le peuple d’Israël, car il est débordé par la foule à qui il doit distribuer la loi (grec de la Septante pour foule: okhlos, mot passé dans l’hébreu tardif, d’où les jeux de mots avec okhel, manger, et les narrations évangéliques qui en découlent : multiplication des pains, banquets et agapes divers, etc..).
Le Midrash Rabba reprend et amplifie les préoccupations du texte biblique. Il revient longuement sur l’intervention de Jéthro, et sur la nomination de Josué comme chef et successeur de Moïse.
Nouveau Moïse, Jésus, monte seul sur la montagne, et en redescend, et il siège seul, littéralement submergé, au milieu des foules.

Mc 2,1 Comme il était entré de nouveau à Capharnaüm, après quelque temps on apprit qu’il était dans sa maison. 2,2 – Et beaucoup se rassemblèrent, en sorte qu’il n’y avait plus de place, même devant la porte, et il leur annonçait la Parole.

Jésus organise donc lui aussi le peuple, comme Moïse l’avait fait sur les conseils de Jéthro :

Mc 6, 39 – Alors il leur ordonna de les faire tous s’étendre par groupes de convives sur l’herbe verte. Et ils s’allongèrent à terre par carrés de cent et de cinquante

• Le discours du Centurion

Mt 8,8 – Seigneur, reprit le Centurion, je ne mérite pas que tu entres sous mon toit ; mais dis seulement un mot et mon enfant sera guéri. 8,9 – Car moi, qui ne suis qu’un subalterne, j’ai sous moi des soldats, et je dis à l’un : Va ! et il va, et à un autre : Viens ! et il vient, et à mon serviteur : Fais ceci ! et il le fait.

Pourquoi ce discours étrange ? cette phrase semble décisive, puisqu’elle provoque l’admiration de Jésus. Malheureusement en grec, c’est du charabia : « car moi je suis sous puissance, j’ai sous moi des soldats, etc. » Le discours du Centurion fait penser à Nb 27, 21 dont il pourrait être une réutilisation, ce texte raconte l’intronisation de Josué.

Il se tiendra (Josué) devant Éléazar le prêtre, qui consultera pour lui selon la règle des Urim, devant Yahvé. Il dit, et ils sortent ; Il dit, et ils rentrent avec lui…

Moïse, avant sa mort, juge que la communauté a besoin que son successeur soit nommé. Josué sera ce pasteur qui fait “entrer et sortir” le peuple, tel un troupeau.

Nb 27.15 – Moïse parla à Yahvé et dit : 27.16 – « Que Yahvé, Dieu des esprits qui animent toute chair, établisse sur cette communauté un homme 27.17 – qui sorte et rentre à leur tête, qui les fasse sortir et rentrer, pour que la communauté de Yahvé ne soit pas comme un troupeau sans pasteur. 27.18 – Yahvé répondit à Moïse : Prends Josué, fils de Nûn, homme en qui demeure l’esprit. Tu lui imposeras la main.

Dans les Prophètes, le bon pasteur sera celui qui ramène le peuple à Dieu. C’est-à-dire celui qui élimine lidolâtrie. C’est pourquoi nous retrouvons l’item de l’imposition des mains dans les scènes de guérison.

Voyons la fin de l’épisode :

Mt 8.10 – Entendant cela, Jésus fut dans l’admiration et dit à ceux qui le suivaient : « En vérité, je vous le dis, chez personne je n’ai trouvé une telle foi en Israël. 8.11 – Eh bien ! Je vous dis que beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des Cieux, 8.12 – tandis que les fils du Royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures : là seront les pleurs et les grincements de dents. »

Pourquoi le discours du Centurion conduit-il Jésus à dire :

Chez personne je n’ai trouvé une telle foi en Israël

C’est le Midrash Rabba (Dt Rabba 1) qui nous met sur la voie. Au moment précis où Deutéronome Rabba parle des chefs que Moïse établit sur les conseils de Jéthro, on trouve ce passage :

ke-she-ha-qetanim nishma’im la-gedolim
hem gozrim lifne ha-maqom ve-hu ‘osse,
u-be-sha’a she-ha-gedolim me-holkhin aHar ha-qetanim
noflim le-aHar penehem.

Soit :

Lorsque les hommes de troupe obéissent aux chefs,
ceux-ci demandent à Dieu et Dieu fait, mais si ce sont les chefs
qui obéissent aux simples soldats, ceux-ci tombent en arrière.

Le discours du Centurion devient un peu plus clair : les Juifs sont l’avant-garde des peuples. Ce sont leurs guides et leurs chefs spirituels. Mais ces chefs ne remplissent plus leur office. Les païens qui sont (théologiquement) les « inférieurs » sont maintenant prêts à prendre leur place comme chefs. Les qetanim, les “petits” vont devenir, dans les Evangiles, un véritable terme technique : “subalternes”, mais aussi “juridiquement irresponsables”, “exemptés”. Ils risquent de “tomber” car leurs chefs (les Juifs, qui devraient être leurs guides) n’assument plus leur rôle. Paul (paulus = petit) aura pour mission d’aller vers les petits pour les guider.

La version araméenne des Evangiles rend “Centurion” par kentron, qui est aussi l’aiguillon. On retrouve l’idée-force du midrash, l’idée d’émulation, potentiellement menaçante, vis-à-vis des Juifs, sommés d’être des guides (en matière religieuse), sous peine de perdre leur place éminente. Si les Juifs ne sont pas à la hauteur, Dieu fera « monter » les autres peuples à la dignité de peuple élu. Ce thème revient sans cesse dans les midrashim. Il est donc repris dans les Evangiles.

Lc 3, 8 et n’allez pas dire en vous-mêmes : Nous avons pour père Abraham. Car je vous dis que Dieu peut, des pierres que voici faire surgir des enfants à Abraham.

Les pierres sont ici une allusion aux païens idolâtres, à cause des pierres dont sont faites les idoles.
Dans les Actes, nous retrouverons ce thème de l’aiguillon (regimber contre l’aiguillon)
Notre Centurion, un païen, dit qu’il n’est pas digne, il est en position subalterne, mais ses paroles : « gar egô anthrôpos eimi hupo exousian… », signifieraient qu’il saura être un guide et un chef, c’est-à-dire prendre la place des Juifs. Accessoirement, étant lui-même habitué à être “sous les ordres”, il saura obéir, lui, comme un soldat et accepter le joug des mitsvot, les “commandements” de Dieu. Au moment de la Passion, nous retrouvons notre Centurion : il reconnaît en Jésus le fils de Dieu.

On ne sait toujours pas pourquoi le fait de proclamer : “je suis indigne” constitue la preuve de la foi du Centurion ? La raison en est simple : dans le rituel de la conversion au judaïsme, il fallait décourager le prosélyte en lui parlant des persécutions, des difficultés, etc. (Cf. Yebamot 47a). Mais si le prosélyte disait “je sais et je ne suis pas digne…” (eini kedaï) on l’acceptait immédiatement (meqablin oto miyad), car c’était la preuve de sa sincérité.

• Le Lévitique insistant sur le fait que diverses catégories d’invalides peuvent néanmoins manger les aliments sacrés, les Evangiles les font, par midrash, participer à des banquets en présence de Jésus, agapes qui figurent bien entendu le banquet eschatologique. D’où le “festin d’Abraham” de notre passage. Car Abraham, selon le midrash juif, “faisait des prosélytes”. On retrouve donc le thème de prédilection des Evangiles : à la fin des temps les Gentils entreront dans l’Alliance d’Abraham.

• On a vu que Jéthro est l’un de ceux qui “ont entendu” ; c’est aussi celui qui “autorise” (racine de heter, mutar) et c’est aussi celui qui “ajoute” (au sens d’amener les païens vers le peuple élu). En jouant sur ce sens d’addition (yitro-yoter) le midrash juif accorde à Jéthro d’avoir ajouté, en effet, un chapitre à la Tora : le sien, la parasha ou péricope Yitro. Quelqu’un qui peut « ajouter », n’est pas pour déplaire aux messianistes chrétiens qui entendent à la fois « ajouter » leurs livres à la Tora, et surtout alléger la Loi (heter : exception juridique). Sans doute par réaction, le Judaïsme rabbinique précisera qu’on ne peut rien ajouter ou retrancher à la Tora. Porter atteinte à cette intangibilité deviendra même le critère permettant de reconnaître le faux prophète.

• Le midrash (Nombres Rabba) indexe Josué comme « celui qui entre » [yikaness] (dans la terre promise) autrement dit, eu égard au fait que, même Moïse n’a pas eu cet honneur, Josué est celui qui a été digne d’entrer et de faire entrer. Cette lecture midrashique devient ensuite un argument polémique contre les tenants de la loi de Moïse. Voyez le reproche adressé aux Pharisiens : « vous n’entrez pas et vous empêchez les autres (les païens) d’entrer »
On retrouve cet item dans le discours du Centurion : « je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit ». (Il est le païen, dans la maison duquel un juif ne peut pas entrer ; c’est à lui « d’entrer » à l’ombre du Saint béni soit-il, comme dirait le midrash).
Ces jeux de mots produisent de nombreux effets de sens qui passent totalement inaperçus en grec ou en français, tant les expressions semblent anodines. Ainsi, une phrase comme : « Jésus entra dans la synagogue » met en acte un double jeu de sens. Entre “Josué” et “celui qui entre”, d’une part ; et entre hikaness et kenesset (assemblée d’Israël, synagogue) d’autre part. Il faut donc entendre double, chaque fois qu’il est question d’entrer, de faire entrer, ou de sortir. Ainsi, par transitivité, on aboutit à de curieuses équations, comme par exemple : entrer = obéir aux commandements divins.
En effet : entrer, c’est entrer dans l’alliance ou l’héritage (à cause de Josué). C’est guérir (Miriam réintégrée dans le camp après sa lèpre). C’est entrer dans la kenesset (assemblée d’Israël, maison de prière), c’est donc se convertir et respecter les commandements.

• Lorsque les gens installés sont menacés de se retrouver dehors, ils perdent leur tranquillité. En tout cas, ils perdent quelque chose. Quelque chose est sorti d’eux pour aller chez leurs concurrents. C’est la raison pour laquelle Jésus sent, dans une autre péricope, que “quelque chose est sorti de lui” (Lc 8,46). En Actes 3, 11 les Juifs, pour la même raison, sont fous de rage, ils sont « hors d’eux ».

• Immédiatement après la guérison du paralytique, Jésus- Josué fait appel à Lévi-Matthieu.

Mc 2.14 – En passant, il vit Lévi, le fils d’Alphée, assis au bureau de la douane, et il lui dit : Suis-moi. Et, se levant, il le suivit.

Pourquoi ce Lévi est-il fils de Halfaï ? (de la racine hébraïque qui signifie changer, intervertir, convertir les monnaies). Fils de changeur, voilà qui nous devrait nous rappeler quelque chose. Des changeurs faisaient partie des marchands du temple. Jésus a chassé les changeurs du Temple. Il chasse leurs fils, les Lévi, du Temple. C’est (encore et à nouveau) le leitmotiv de l’interversion eschatologique (Les premiers seront les derniers) qui se cache sous l’apparence d’un verset anodin.
En passant il vit Lévi, le fils d’Alphée, assis au bureau de la douane
“en passant” signifie également ici “en pardonnant” (sens hébreu de ‘avar). Il s’agit ici de la reprise du midrash cité plus haut : les prosélytes épouseront des cohanim et seront à l’intérieur, alors que les Lévites seront dehors. À la fin des temps (mais cette clause est toujours absente et les verbes au présent) l’élection s’inversera. Les païens « entreront » et vous, les Juifs, vous serez dehors.

• Dans la version de Luc, le Centurion fait appel à Jésus pour guérir son esclave, mais en cours de route, il ne s’agit plus de son esclave mais de son fils, puis le fils redevient en fin de compte un esclave. Nulle part dans la littérature grecque classique, vous ne trouverez de texte dans lequel un fils devient en cours de route un esclave. En revanche, vous trouverez cela par exemple dans Esther Rabba 2, 3. Preuve que ce passage est de nature midrashique. Si les rédacteurs avaient conscience de retracer un fait historique, ils auraient harmonisé. Il semble que nous ayons ici la trace d’une élaboration midrashique, qu’on retrouve dans les Epîtres, sur l’idée d’héritage et des rôles respectifs du fils et de l’esclave.

Nous pouvons maintenant faire le lien entre cet épisode et la guérison de la belle-mère de Pierre, qui en est la contrepartie. Jésus vient pour guérir Juifs et païens. C’est pourquoi on a souvent des péricopes doubles : guérison des païens, puis guérison des Juifs. Faire en sorte que la belle-mère de Simon-Pierre soit relevée, c’est bien guérir les Juifs, mais c’est surtout, par la simple allusion au livre de Ruth, affirmer que les païens peuvent maintenant “entrer”. Nous verrons en effet, que le livre de Ruth traite de la conversion des païens. Reste à expliquer en quoi l’entrée des païens peut être, en tant que telle, une guérison pour les Juifs. C’est que l’entrée des païens inaugure les temps messianiques.

Texte extrait de l’ouvrage « Un étranger sur le toit » de Maurice MERGUI