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Un étranger sur le toit

  Un étranger sur le toit

Chez Marc et Luc, les guérisons de paralytiques sont un peu différentes. Il n’y est plus question de Centurions indignes, mais plutôt de grabataires audacieux.

 Mc 2, 3 On vient lui apporter un paralytique, soulevé par quatre hommes. 2.4 Et comme ils ne pouvaient pas le lui présenter à cause de la foule, ils découvrirent la terrasse au-dessus de l’endroit où il se trouvait et, ayant creusé un trou, ils font descendre le grabat où gisait le paralytique. 2.5 – Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : Mon enfant, tes péchés sont remis.

Ce passage est extrêmement difficile à décoder, car la clé du code y est soigneusement dissimulée.
Quelqu’un cherche à entrer, mais la foule rend la chose difficile, il y a un obstacle. On verra, plus avant, que cet obstacle est la loi elle-même, et de manière générale tout ce qui empêche les conversions. Finalement, notre grabataire force le passage et réussit à entrer par une porte dérobée, en quelque sorte. Il s’en sort, si l’on peut dire, « à la hussarde », par le haut. Par le toit. Le midrash sait créer ce type d’images fortes et paradoxales, tel cet estropié qui passe en force par un toit.
Notre paralytique est sauvé (« tes péchés sont remis »). Nous savons maintenant qu’il y a deux catégories de candidats au Salut : les Juifs et les autres peuples, (les goyim, les païens). Cette guérison-salvation des seconds ne plaît pas aux premiers qui sont jaloux de leur privilège. (Cf. le chapitre sur Jonas)
Tout de suite après cette guérison, dans Marc et Luc, on a l’appel de Lévi-Matthieu :

-Lc- Après cela il sortit, remarqua un publicain du nom de Lévi assis au bureau de la douane, et il lui dit : Suis-moi.

-Mc- En passant, il vit Lévi, le fils d’Alphée, assis au bureau de la douane, et il lui dit : Suis-moi. Et, se levant, il le suivit.

Cet appel fait donc partie intégrante de l’épisode du paralytique qui passe par le toit. Chez Matthieu, cet appel de Lévi est remplacé par l’épisode déjà étudié de la belle-mère de Pierre. C’est donc que les deux épisodes (belle-mère de Pierre et appel de Lévi) ont la même fonction. Laquelle ? En réalité, l’appel de Lévi, comme la guérison de la Belle-mère de Pierre, représentent le salut des Juifs.
Pour que cela apparaisse clairement, il faut d’abord décrypter cette histoire de douane et d’impôts. En effet la clé de l’énigme réside dans le rapport entre cette « douane », et cette terrasse, ou ce toit qu’on enlève, plus exactement qu’on découvre : apestegasan ten stegen, dit le grec. Cette tournure a un parallèle en Gn 8, 1

Noé enleva la couverture de l’arche
va-yassar noaH et mikhse ha-teva

Or « mekhes » est précisément la douane ou l’impôt. On avance, mais dans le noir…
Par chance, en Deutéronome Rabba 2, nous trouvons ce passage : des Rabbins se rendent chez l’épouse d’un sénateur romain, qui est un « yare shamayim », un « craignant Dieu », pour lui demander d’intervenir auprès de l’Empereur et de faire annuler un décret visant à expulser les Juifs hors de l’Empire. On comprend que c’est un prosélyte potentiel, un païen proche de la conversion.
Ce sénateur se suicide même, avant l’arrivée des Rabbins, simplement parce que sa mort a pour effet de retarder de trente jours l’entrée en vigueur du décret. Admiratif, un des rabbins a cette formule : quel dommage, le navire est parti et n’a pas acquitté la douane (Haval la-sefina she-halkha-la ve-lo natena ha-mekhes). L’épouse comprend l’allusion, et leur répond : Non pas, il s’est circoncis avant de mourir.
« mekhes » la soi-disant « douane » ou « impôt », est donc une évocation plus ou moins subtile de la circoncision. Un prélèvement à la source en quelque sorte. Vu sous cet angle, notre passage devient cohérent. C’est toujours le même refrain : les païens seront sauvés d’abord, car ils sont plus méritants. Ils sont prêts à tout pour “entrer”, serait-ce en contournant la porte, et en « enlevant le toit » (lire : en passer par la circoncision). Jésus commence donc par les guérir, eux, et ensuite seulement, en passant, il appelle Lévi, celui qui est issu de la circoncision, ou bien, autre variante, il va dans la maison de Simon-Pierre guérir ses proches (Pierre = Shim’on = ceux qui ont entendu = les Juifs = la circoncision).

C’est simplement redire, mais en l’inversant, la vieille tradition juive : le messie viendra pour guérir Israël et, au passage, en passant, il rassemblera les nations, tous les peuples viendront vers lui. Inverser cet ordre signifie ici : hâter la fin. En guérissant les idolâtres et donc en les faisant entrer, on crée les conditions midrashiques de la fin des temps.

• Le midrash juif privilégie toujours les images ou les métaphores de la vie quotidienne (prêts, impôts, argent, objets…). En lisant les textes chrétiens, non pas comme des midrashim, mais comme des récits classiques, on ne décode plus ces métaphores, on associe systématiquement les Juifs à un élément matériel ou économique (la douane, les impôts, alors qu’il n’y a jamais eu de douane). Les rédacteurs n’avaient pas prévu une lecture au premier degré.

 

Texte extrait de l’ouvrage « Un étranger sur le toit » de Maurice MERGUI