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Talents cachés

 Talents cachés

Dans les Evangiles, il est assez fréquent qu’un serviteur se fasse éjecter avec perte et fracas, mais qu’un serviteur se fasse rabrouer pour ne pas avoir trafiqué ou spéculé en banque, voilà qui prend toute sa saveur dans la conjoncture actuelle marquée comme on sait par la bonne réputation des banques au sein des populations occidentales (en dehors de la Suisse).

 Serviteur mauvais et paresseux! tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt (Mt 25,27)

Certains paroissiens doivent trouver la parabole des Talents un peu saumâtre. Déjà qu’en semaine ils doivent essuyer les dégâts causés par la finance mondiale à leurs économies, voila-t-il pas que le Dimanche ils doivent en plus entendre ce type de conseil. Rassurons le paroissien de base: cette parabole n’a rien à voir avec la banque.

De quoi s’agit-il ?

Dans le midrash nommé Seder Eliyahu zuta nous trouvons une parabole qui ressemble étonnamment à notre parabole des Talents:

Parabole d’un roi qui avait deux serviteurs qu’il aimait beaucoup. Il donna à l’un comme à l’autre une mesure de blé et une gerbe de lin. Que fit le plus avisé des deux? Avec le lin, il tissa une nappe, ensuite il prit le blé, le moulut en fine fleur de farine, la pétrit, la cuisit au four et disposa le pain sur la table où il avait déployé la nappe; puis il laissa le tout jusqu’à la venue du roi. Mais le sot ne fit absolument rien. Quelques jours plus tard, le roi entra chez lui et leur dit: Mes fils, apportez-moi ce que je vous ai donné. — L’un apporta le pain sur la table recouverte de la nappe, et l’autre, dans un panier, le blé et, par-dessus, la gerbe de lin. Quel malheur et quelle honte!

Même le paroissien le plus obtus reconnaîtra qu’il y a comme un air de famille entre les deux paraboles (et aussi avec celle des vierges folles et des vierges sages, il s’agit d’une parabole collective). Mais là où notre paroissien risque d’être désorienté, c’est lorsqu’il va connaître le contexte de notre petite histoire midrashique. Avant de nous raconter cette petite histoire, le midrash nous donne le prologue suivant:

Un jour que j’étais en chemin, un homme vint me trouver avec des intentions hérétiques (ba elaï be derekh minut). Il me dit: Je vois bien la Tora mais pas la Mishna (yesh bo miqra ve eyn bo mishna.) L’Ecriture nous a été donnée au Sinaï alors que la mishna n’a pas été donnée au Sinaï. Je luis répondis: mon fils, l’Ecriture et la mishna n’ont-elles pas été données de la bouche de la gebura ? Quelle différence entre l’Ecriture et la mishna ?

et le narrateur d’enchaîner sur notre parabole : parabole d’un roi mortel (basar va-dam) qui a deux serviteurs, etc…. Qu’en conclure ? Que notre parabole midrashique intervient dans le contexte d’une polémique sur le statut de la Loi. Le narrateur semble répondre à un hérétique (même s’il l’appelle mon fils) qui est sans doute un Saduccéen. Mais le sens de la parabole est clair: Dieu (le roi de la parabole) préfère une élaboration de la Loi à une loi brute et intangible. Le sage serviteur est celui qui prépare un banquet, qui propose une loi élaborée, cuisinée, assimilable. Alors que le serviteur « stupide » en reste à la loi brute, à la loi non élaborée, non transformée.

Mais en quoi cette parabole nous permet-t-elle de comprendre la parabole des Talents? Notre hypothèse est la suivante: Le rédacteur évangélique de la parabole des Talents a repris la parabole midrashique mais il la modifie pour la retourner de manière polémique contre les Pharisiens.
Le rédacteur réutilise une ancienne parabole créée par les pharisiens contre les Saducéens, pour la retourner contre les Pharisiens, à savoir ceux qui, selon lui, veulent garder pour eux-même la loi et refusent l’ère messianique et donc l’entrée des païens. Le matériau de base provient bien du midrash juif. Par exemple les adjectifs piqeaH et Tipesh (sages et stupides) ont resservi pour la parabole des dix vierges. La Table du Seder Eliyahu (shulHan) deviendra astucieusement une banque (trapeza, table) dans la Parabole des Talents.

Mais la visée de la parabole évangélique est très différente de celle de la parabole midrashique originelle. En effet, ce que la polémique chrétienne reproche au Pharisaïsme c’est précisément la prolifération de la loi, via la loi orale que défend la parabole midrashique. Le rédacteur évangélique va donc procéder à un déplacement. La Parabole juive originelle transporte inévitablement l’idée que la « productivité » quant à la loi est positive, puisque la honte est du coté de l’improductif. Cette idée de productivité peut s’avèrer génante, mais il est possible d’arranger cela: La productivité sera celle des conversions. La version messianiste de la parabole originelle assumera d’une certaine façon l’idée de prolifération de la loi, non pas à la manière Pharisienne, mais par partage de la loi avec les païens.

 

• L’Ecole des Mines

La parabole des Talents utilise donc une forme connue pour diffuser son message propre. Elle fait du neuf avec du vieux. Les deux premiers serviteurs représentent la bonne prédication messianiste selon le midrash chrétien. Ils multiplient les Talents qu’ils ont reçus (la Promesse messianique) dans le monde païen et, du coup, ils rapportent de nouveau Talents en gagnant au judaïsme de nombreux convertis d’origine païenne. En revanche, le troisième serviteur représente (de façon polémique) le judaïsme non-messianique qui refuse de faire fructifier le Talent qu’il a reçu en milieu païen. Il se révolte contre l’avènement messianique car ce dernier met sur le même plan les juifs et les païens. Il trouve cela injuste et cruel. Dieu voudrait en quelque sorte (selon le Pharisaïsme caricaturé par le messianisme chrétien) « moissonner » là où la loi n’a pas été semée. Ou encore prendre là où il n’a rien mis en dépôt (là où il n’a pas donné la loi). Et le Maître conclut « retirez son talent à ce troisième serviteur et donnez le à celui qui a dix talents », autrement dit: retirez leur mission à ces juifs non-messianistes au profit du courant messianiste. Le vocabulaire utilisé dans les Evangiles atteste de la visée polémique, puisque mines et talents renvoient à l’idée de poids associé à la Loi, et donc à la loi trop lourde. Voyez aussi comment le Pharisien peureux enterre la loi, enveloppée dans un linge chez Luc puis mise en terre chez Matthieu: on ensevelit à la lettre la loi. Quant aux « villes » qui récompensent en Luc les productifs (au sens Chrétien) ce terme s’explique très simplement par un jeu de sens (pas grec du tout, mais hébraïque) sur kikar qui désigne en hébreu une ville et un Talent. Accessoirement, on notera que kikar (כיכר) possède la valence messianique 52.
En conclusion les paraboles évangéliques sur les Talents et les mines portent sur le statut de la loi à la fin des temps (maintenant pour les Chrétiens): d’où l’allusion au banquet eschatologique: Entre dans la joie (SimHa, le banquet) de ton Seigneur et la notule de Luc qui ouvre la Parabole des mines:

Comme les gens écoutaient cela, il dit encore une parabole, parce qu’il était près de Jérusalem, et qu’on pensait que le Royaume de Dieu allait apparaître à l’instant même.