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Un vendeur nommé Judas

  Un vendeur nommé Judas

Dans les Actes, nous lisons que Judas « était au nombre des douze » ou encore « il avait rang parmi nous ». On infère ici la présence du mot mispar (nombre, faire partie de..). Le midrash sur Judas est en effet marqué par le nombre, le compte et la vente. Les Prêtres lui comptent trente pièces d’argent, afin qu’il livre Jésus, il tient la caisse, ou la bourse commune, etc.

 Dans le Midrash Rabba, Juda (Yehuda, le fils de Jacob, que nous écrivons sans “s”, pour le distinguer du Judas des Evangiles) est lui aussi marqué par le nombre. Il est crédité, c’est le cas de le dire, d’avoir sauvé Joseph en le vendant, plutôt que de le laisser tuer par ses frères. Le midrash juif sur Juda a été repris par le midrash chrétien. Judas vend Jésus exactement comme Juda avait vendu Joseph. Le midrash juif, répétons-le, le lui impute à crédit. Dans les Evangiles, Judas reçoit certes un « salaire » (sakhar) mais ce terme s’entend souvent comme récompense ou rétribution morale (dans le monde futur, par exemple) et n’a donc pas un sens forcément péjoratif. Son surnom (Iscariot) conjoint cette notion de « récompense » à l’idée de signe (ot, en hébreu). Or Juda est lié au « signe » du fait de l’épisode de Tamar, qui fait irruption, sans raison apparente, dans le récit de la vente de Joseph. Tamar produit des signes de reconnaissance que Juda reconnaît. Ici, c’est Judas qui donne des signes et des codes:

…Celui à qui je donnerai un baiser…

En Gn 37, 25 lors du récit du rapt de Joseph, nous lisons que ses frères s’assirent tranquillement pour manger. Pendant ce temps, Joseph est dans les affres du « bor », de la fosse, terme qui évoque, en hébreu, la mort. C’est pourquoi, dans nos Evangiles, Judas apparaît à l’occasion de repas. Et au voisinage de ces scènes, Jésus est saisi d’une grande angoisse, tout comme Joseph. L’idée du complot contre Jésus provient également de la Genèse: 

Gn 37,18 – Ils l’aperçurent de loin et, avant qu’il n’arrivât près d’eux, ils complotèrent de le faire mourir. 

De même, le mobile vient de Genèse 37, c’est la jalousie des frères vis-à-vis de Joseph, à cause de ses rêves de domination. Cette domination annoncée, se retrouve, semble-t-il, dans les Evangiles (malkhut, le Royaume annoncé). Cette jalousie se retrouve donc aussi dans les Evangiles. En élaborant cette idée de domination, les Evangiles lui donnent la forme suivante: la condamnation de Jésus est due à sa prétention à être Roi des Juifs, melekh ha-yehudim, à la place de Juda qui, selon la tradition, devait régner sur ses frères. Jésus est donc bien dans la position de Joseph, dont les frères disent qu’il veut les dominer (dans ses rêves, au moins). Autre trace de cette élaboration de Gn 37: la question de savoir qui, parmi les frères, “domine sur les autres”. Elle surgit soudainement, sans raison, en plein milieu de la Passion, dans ce verset de Luc: 

Lc 22, 24 Il s’éleva aussi entre eux une contestation: lequel d’entre eux pouvait être tenu pour le plus grand? 

La prophétie disait en effet, en Gn 49, 10: le sceptre ne s’éloignera pas de Juda, ni le bâton de chef d’entre ses pieds, jusqu’à ce que le tribut (shilo) lui soit apporté et que les peuples lui obéissent. C’est cette prophétie qui est ici accomplie, puisque shilo est arrivé en la personne de Jésus, nouveau Moïse (dont la valeur numérique, 345, correspond à shilo).

 

• Le Complot permanent 

À de très nombreuses reprises, les Evangiles nous montrent les Pharisiens occupés à attendre une “occasion” pour s’emparer de Jésus et le tuer. D’où vient cette embuscade permanente? Le Midrash sur les Proverbes a une idée sur la question: 

« Prenons l’affût (nispenah) contre l’innocent, sans raison » 

Ceci se réfère aux frères de Joseph qui attendaient (mesappin) [une occasion] et disant, « Quand le temps viendra-t-il où nous pourrons le tuer? » Quand il vint vers eux, ils commencèrent à se dire, « c’est le jour, c’est l’heure, c’est le moment! » Et la Shekina rit d’eux en disant, « Malheur à vous pour le sang de cet homme juste! » Ainsi, il est dit, « prenons l’affût contre l’innocent, sans raison » . D’entre tous, Ruben seul souhaita le sauver, comme il est dit, « Mais Ruben entendit et il essaya de le sauver de leurs mains » (Gn 37, 21). Il leur dit, « Venez, je vais vous donner un conseil. »Ils lui demandèrent, « Quel conseil nous donnerais-tu? »Il leur dit, “Jetons-le vivant dans la fosse, mais ne portons pas la main sur lui”

 

• On ne meurt que deux fois. 

D’autres emprunts attestent que la narration sur Judas résulte d’une lecture midrashique de la Genèse. Par exemple, lorsque Ruben, en Gn 37, 29, constate que Joseph n’est plus dans la citerne, il déchire ses vêtements: va-yiqra’ et begadav. Or, cette expression va tout naturellement générer, par sa sonorité, une autre idée: celle d’un traître (boged) qui se déchire (qera’). C’est pourquoi Judas sera dit traître (boged), se fendra par le milieu en Ac 1,18, et ses entrailles (qera’im) se répandent. C’est là un début d’explication de l’un des nombreux mystères des Evangiles: Judas y mourait de deux manières différentes selon que l’on lisait Matthieu 27, 3-10, dans lequel il se pendait, ou Actes 1, 15-20 où il s’éventrait en tombant. Preuve indirecte que les Evangiles étaient perçus à l’origine comme un midrash: si ce texte avait été considéré comme un récit historique, une main charitable aurait, depuis deux mille ans, pensé à harmoniser. Mourir deux fois et de deux manières différentes, voilà qui fait désordre dans un récit historique. Surtout quand il s’agit de la seule source dont nous disposons quant à l’historicité de Jésus.

 

• Elévation au bois. 

Ruben, on l’a vu, donne un “conseil” à ses frères. Des frères qui, eux-mêmes, se “concertent”. On reconnaît ici une élaboration midrashique sur le mot ‘etsa (conseil, concertation, complot) qui ressemble beaucoup au mot ‘ets (arbre). Dans le Targum sheni sur Esther, les arbres tiennent justement conseil pour savoir sur lequel d’entre eux Haman sera pendu. Cela confirme que le choix de la mort de Jésus, la suspension au bois ou l’élévation au bois (grec stauros, un bois, devenu une crux en latin) est de nature midrashique. Ce choix du bois est en réalité surdeterminé: il provient également de l’épisode du sacrifice d’Isaac. En Gn 22, 3 il est en effet question du ‘atse ‘ola, du bois du sacrifice (ou de l’élévation, ‘ola) ainsi d’ailleurs que de l’agneau du sacrifice (ou de l’élévation, se ha’ola). De la notion de sacrifice on passe aisément (en hébreu, pas en grec) à celle d’élévation.

 

• Repentir de Judas.

 Dans Matthieu, nous voyons Judas se repentir.

Mt 27, 3 « Alors Judas, qui l’avait livré, voyant qu’il avait été condamné, fut pris de remords »

 C’est là une réutilisation de la capacité de Juda à reconnaître ses fautes. Tamar lui dit en effet: reconnais-tu ces signes? et Juda reconnaît sa faute: « tu as été plus juste que moi ». On a ici, accessoirement, un autre effet de double entente: Juda disant à une Cananéenne (Tamar) “tu as été plus juste que moi”, tsadqa mimeni, voilà qui nous ramène à l’entrée possible des païens dans l’alliance. Le discours chrétien sur la “justification” provient de là.

Cependant, malgré ces remords, Judas sera exclu aussi bien par la Bible que par le midrash juif et chrétien.

Il arriva, vers ce temps-là, que Juda se sépara de ses frères (Gn 38, 1)

Ce passage a sans doute été lu au futur, comme prophétie à cause de l’expression ba’et hahu: en ce temps-là.

Le Midrash Rabba avait lui aussi élaboré, de son côté, cette chute de Juda:

 Quand les frères de Joseph le vendirent et qu’ils allèrent consoler leur père sans y réussir, ils dirent: C’est Juda qui est responsable de toutes ces difficultés. Si en effet il ne nous avait pas demandé de le vendre, nous ne l’aurions pas vendu. En effet nous lui avions déjà obéi lorsqu’il nous avait dit de ne pas le tuer. Si donc il nous avait dit de ne pas le vendre, nous lui aurions obéi. Or il nous a dit: « Allons, vendons-le aux Ismaélites » (Gn 37, 27). Ainsi donc Juda fut banni par ses frères, comme il est écrit: « Il advint qu’en ce temps-là Juda descendit loin de ses frères » (Gn 38, 1). Le texte aurait pu dire: Juda s’en alla. En fait Juda subit une « descente » du fait de ses frères. Par conséquent le « Il descendit » qui figure un peu plus loin (Ex 32, 15) désigne bien un bannissement, tout comme le « descends » qui figure ici. (Exode Rabba 42, 3)

 

Cette exclusion de Juda est reprise et accentuée dans le midrash chrétien par la référence des Evangiles à Za 11,12 où ce midrash “trouve” les 30 pièces d’argent et l’idée « de rompre la fraternité entre Juda et Israël ». Le livre de la Genèse n’est pas la seule source du midrash chrétien, relativement à Judas. Il est en effet question d’une trahison de Juda (mais en tant que tribu, donc d’une faute collective) dans le livre de Josué, plus précisément dans l’épisode d’Akân. 

Jos 7, 1 : Mais les Israélites se rendirent coupables d’une violation de l’anathème: Akân… fils de Zabdi, fils de Zérah, de la tribu de Juda, prit de ce qui tombait sous l’anathème, et la colère de Yahvé s’enflamma contre les Israélites. 

Akân (de la tribu de Juda) a dérobé, Judas sera donc, dans les Evangiles, un voleur (ganav). En réalité, si Judas est un voleur, c’est au sens de Dt 24, 7 « celui qui enlève (vole) un homme pour le vendre… ». En effet, Joseph dit, en Gn 40, 15: j’ai été enlevé (gunov gunavti, littéralement: volé oui, j’ai été volé). Mieux: l’association de Juda avec le gain, l’argent, l’intérêt, vient fondamentalement d’une expression malheureuse de Gn 37, 26:

Juda dit à ses frères: Quel profit y aurait-il à tuer notre frère?

Problème d’arithmétique: sachant que Juda (ou Judas) est devenu le représentant des Juifs, calculer les ravages causés par cette association entre les Juifs et l’argent, depuis deux mille ans… Judas détenait, selon les Evangiles, la bourse commune. Information historique? Pas vraiment. Mais le Midrash sur les Proverbes a entendu parler, lui, de cette bourse. 

1.10 – Mon fils, si des pécheurs veulent te séduire, n’y va pas! 1.11 – S’ils disent:  » Viens avec nous, embusquons-nous pour répandre­ le sang, sans raison, prenons l’affût contre l’innocent; 1.12 – comme le sheol, avalons-les tout vifs, tout entiers, tels ceux qui descendent dans la fosse! 1.13 – Nous trouverons mainte chose précieuse, nous emplirons de butin nos maisons; 1.14 – avec nous tu tireras ta part au sort, nous ferons tous bourse commune! 

Ce midrash réfère d’ailleurs tout le début du livre des Proverbes à la vente de Joseph. Le grec glossokomon pour “bourse”, traduit aussi « aron », l’arche, qui était d’ailleurs supposée contenir les restes de Joseph. L’arche se trouve bien en Juda (Judée), puisqu’elle est à Jérusalem. Voilà une autre bonne raison, pour un midrash, d’associer Judas à la “bourse”. Toutes ces raisons ne s’excluent pas, elles convergent, elles saturent le texte. Elles mettent le texte dans tous ses états, au comble de ses sens.

 

Judas est très lié aux prêtres du Temple. Pourquoi cette insistance relative aux prêtres? On passe ici à un autre thème: celui du sacrifice du Christ. On n’est plus ici dans le registre de la trahison, mais dans celui du sacrifice volontaire du Christ pour sauver son peuple. Ce qui, logiquement, est incompatible avec l’idée de trahison. L’accord s’effectue par Gn 45,7. Joseph y déclare que Dieu a permis qu’il soit vendu par ses frères afin de sauver son peuple. Puisque le midrash sur la vente de Joseph est maintenant achevé, le rôle de Judas est terminé. On entre dans un nouveau midrash. Dans ce nouveau registre, Jésus est l’agneau sacrificiel qui va offrir sa vie pour sauver son peuple.

 Le Midrash mishle (Midrash sur les Proverbes, chapitre 1) contient d’autres détails qui suggèrent une élaboration midrashique du récit de la Cène. Ce midrash, curieusement, attribue la responsabilité principale de l’attentat contre Joseph, à deux frères en particulier, Siméon et Lévi.

Qui, en réalité, parmi tous ses frères le laissèrent dans la fosse? Tu dois dire, Siméon et Lévi, comme il est dit, « Que mon âme n’entre­ pas en leur conseil » (Gn 49, 6).

 or, ce sont ces noms que l’on retrouve principalement dans les Evangiles. Le midrash relève encore que les frères de Joseph partagèrent tous “la même table au banquet”.

“À partir du jour où Joseph fut séparé de ses frères, il ne goûta pas de vin, mais quand il les retrouva, ils burent ensemble du vin”,

 Le midrash glose longuement sur la coupe que Joseph cache dans le sac de Benjamin. Les retrouvailles de Joseph et de ses frères sont comparées par le midrash à la donation de la Loi au Sinaï. D’où la fraction du pain et le partage du vin.

Le midrash chrétien est tellement persuadé de l’identité entre Jésus et Joseph qu’il forge même un personnage midrashique qui survient ou plutôt revient “après la mort de Joseph”. AHaré mot yosseph devient Joseph d’Arimathie. Arimathie étant un artefact calqué sur ahare mot. Joseph doit en effet revenir, du moins dans le midrash, et ce pour une raison tout à fait essentielle, sans laquelle on ne comprend rien à la « raison midrashique », et qui est le mot de Rachel que l’on peut lire dans bien des sens: yossef adonaï li ben aHer, Dieu m’a ajouté un autre fils, que Dieu m’ajoute un autre fils, Dieu m’ajoutera un fils autre (un messie), Joseph est un fils autre, etc.

 Concluons. L’épisode de la vente de Joseph, occupe dans la Bible une taille restreinte. Or, dans le midrash juif, cet épisode est transfiguré et prend une importance démesurée. Ce n’est plus un épisode romanesque, simple transition entre le cycle des Patriarches et la Saga de l’Exode. Il est devenu un événement d’une immense importance. Certains midrashim indexent la vente de Joseph comme étant, rien moins que la cause de la destruction du Temple, de l’exil, et des souffrances permanentes d’Israël. Par exemple le midrash appelé “Zohar sur les Lamentations”, en fait un événement d’ordre cosmique, qui affecte même l’économie de la divinité. Ce midrash nous indique que depuis le rapt de Joseph, Satan (l’accusateur) ne cesse de plaider devant Dieu contre Israël. D’où sans doute Lc 22, 3: Or Satan entra dans Judas (ou: en Judée?). Joseph est devenu une figure messianique. A partir de lui, a été élaborée l’idée d’un messie précurseur, qui doit mourir lors d’un combat, mais précéder de peu l’avènement du messie davidique. C’est pourquoi, il est question d’un combat dans des versets comme Mt 26, 47

 

Et avec lui une bande nombreuse armée de glaives et de bâtons, envoyée par les grands prêtres et les anciens du peuple.

 

 

 

• Juda et Thomas.

 

Les Actes de Thomas, nous fournissent une autre confirmation de l’élaboration midrashique relative à Judas. Thomas est l’un des 12 apôtres. Il porte un deuxième nom, Didyme. Ceci est assez fréquent dans les Evangiles (Simon-Pierre, Matthieu-Lévi). Dans Jean, Thomas apparaît dans la péricope de la résurrection de Lazare.

 

Alors Thomas, appelé Didyme, dit aux autres disciples:  » Allons, nous aussi, pour mourir avec lui! Jn 11, 16.

 

Cette volonté d’aller vers la mort est en réalité une volonté d’idolâtrie (voir l’article sur Lazare). En Jn 20, 27 Thomas reçoit l’attribut qui le distingue: l’incrédulité.

 

Jésus dit à Thomas:  » voici mes mains; avance ta main et mets-la dans mon côté, et ne deviens pas incrédule, mais croyant. « 

 

Thomas devient donc le paradigme de l’incrédulité puisqu’il demande à toucher les plaies de Jésus pour croire. Dans les « Actes de Thomas », Thomas est appelé frère jumeau de Jésus (§ 30 Le serpent). Pourquoi cette appellation? Thomas a enfin un troisième nom: il se nomme en effet  » Juda Thomas dit aussi Didyme. » Que signifie cette série de noms? Didyme signifie en Grec Jumeau, et Jumeau se dit teom en hébreu, d’où le nom de Thomas. On a donc voulu garder le lien phonétique avec l’hébreu. Ce rapport avec la gémellité, bien rendue par le tableau du Caravage, est un rapport avec le double. Thomas est un double, et, nous disent les Actes de Thomas, un double du Christ. C’est que les apôtres (sheliHim, envoyés) sont les mandataires de Jésus, qui est lui-même l’envoyé par excellence. Ils ont tous les pouvoirs du mandant. C’est pourquoi Jésus apparaît souvent, dans les Apocryphes, sous les traits des apôtres.

 

Enfin, Thomas est aussi Juda. Que signifie cette nouvelle identité? Au début des “Actes de Thomas”, Jésus vend Thomas comme esclave à un marchand Indien. Nous tenons là, la raison de l’identification de Thomas avec Juda: Juda (Yehuda, le fils de Jacob) avait vendu Joseph à des marchands. Le texte des Actes de Thomas est bien entendu un midrash. En vertu du principe d’inversion eschatologique, c’est Jésus (figure de Joseph) qui vend maintenant Juda à des marchands. Le vendeur est vendu. Juda, qui était voleur dans la Bible distribue ici aux pauvres l’argent avec lequel il devait construire un palais au roi. On retrouve la polémique sur le Temple. Juda (les Juifs) au lieu de s’enorgueillir de son rôle de constructeur du Temple de Jérusalem, ferait mieux de faire l’aumône aux pauvres.

 

La zone d’apostolat assignée à Juda-Thomas est l’Inde car son nom, Yehuda, sonne comme hodu (en hébreu: l’Inde). Ce n’est qu’une fois vendu que Juda change de nom. De même que Saul devient Paul, Juda devient Thomas. Comme Paul, Thomas doit maintenant porter la parole aux Nations, mais comme Jonas, il regimbe.

 

Il alla chez le marchand Abbanès, n’ayant absolument rien emporté avec lui que le prix de sa vente. Le Seigneur le lui avait en effet donné avec ces mots: “Que le prix de ta vente soit avec toi”.

 

Autre indice que Thomas est Judas: seul Thomas fait mention des clous de la crucifixion (masmarim ou masmarot) or c’est Judas qui vend (masar) Jésus.

 

 

 

• Judas et la Passion.

 

Judas n’apparaît pas seulement dans les Évangiles comme celui qui vend Jésus. Dans l’épisode de la pécheresse pardonnée, il apparaît, nous l’avons vu, comme celui qui ne supporte pas l’entrée des païens, c’est-à-dire l’arrivée précoce du messie. Il pense que le parfum (les bonnes actions) devrait être réservé aux pauvres (aux Juifs). Il y a ici la trace d’une révolte contre une certaine idée de la rétribution, les bonnes actions étant en quelque sorte monnayées. Cette révolte sera d’ailleurs au cœur de la Réforme qui la retournera contre l’Église: on ne saurait avoir prise sur Dieu.

 

Judas se rend donc chez les prêtres et leur propose de leur échanger le messie contre trente pièces d’argent. Le midrash (GnR 98,9) nous explique le sens de ce troc dans un passage qui jette un éclairage direct sur la controverse qui faisait rage dans le Judaïsme entre les tenants d’une loi immuable, et ceux qui soutenaient que le messie abolirait la loi juive. Une partie du Judaïsme défendait en effet l’idée d’une loi immuable, même après la venue du messie.

 

R. Hanin a dit: Israël n’a pas besoin de l’enseignement du Roi messie, car il est dit: “… à lui s’adresseront les Nations (pas les Juifs)” (Is 11, 10) mais il viendra seulement pour réunir les exilés et donner aux païens trente commandements, comme il est écrit (Za 11,12) Ils pesèrent mon salaire: trente sicles d’argent. (GnR 98,9)

 

Le midrashnous explique donc ici que ces trente sicles sont les lois données aux païens à la fin des temps. Voilà à quoi se réduit la venue messianique. Les Évangiles répondent: Si le messie ne sert qu’à apporter trente lois aux païens, c’est que l’idée messianique ne vaut plus grand-chose aux yeux des Juifs. Voila pourquoi les Évangiles font évaluer Jésus par les prêtres juifs à ce prix. On voit donc que la Passion n’est pas un épisode déconnecté de la problématique centrale des Évangiles, à savoir l’entrée des païens à la fin des temps. Le récit de la Passion accorde même une place essentielle aux païens, comme nous allons le voir maintenant en analysant la suite de notre passage.

 

Pris de remords, Judas revient voir les Prêtres. Comme la vente de Joseph et la sous-évaluation du messie sont maintenant condensées, Judas regrette ici, midrashiquement, d’avoir vendu son frère Joseph et aussi, narrativement, d’avoir sous-evalué le messie.

 

Mt 27,4 J’ai péché, dit-il, en livrant un sang innocent. Mais ils dirent: Que nous importe? À toi de voir.

 

Judas est tellement pris de remords qu’il se sent obligé d’accomplir le passage de Zacharie que nous venons de voir cité par R. Hanin.

 

Yahvé me dit: Jette-le au fondeur, ce prix splendide auquel ils m’ont apprécié! Je pris donc les trente sicles d’argent et les jetai à la Maison de Yahvé, pour le fondeur (Za 11,13).

 

Judas jette l’argent et décide de se pendre ou de s’étrangler:

 

Mt 27,5 Jetant alors les pièces dans le sanctuaire, il se retira et s’en alla se pendre. Ayant ramassé l’argent, les grands prêtres dirent: Il n’est pas permis de le verser au trésor (otsar), puisque c’est le prix du sang. Après délibération, ils achetèrent avec cet argent le champ du potier (yotser) comme lieu de sépulture pour les étrangers.

 

C’est ici que nous allons retrouver nos païens. Cette idée de “sépulture pour les étrangers” (qbr gerim) fait jeu de sons par inversion avec celle de qrb gerim (rapprocher, c’est-à-dire convertir, les étrangers). Réduire à néant le messie, c’est-à-dire renoncer à sa venue, équivaudrait donc à condamner les païens à la mort (l’idolâtrie). D’autre part (toujours la surdétermination) acheter un champ équivaut à nier la proximité des temps messianiques. Pour ceux qui trouveraient ce raccourci un peu trop rapide, le Pasteur d’Hermas nous explique cela en détail:

 

50,1 Similitude I. Il me dit:  » Vous savez que vous habitez sur une terre étrangère, vous les serviteurs de Dieu. En effet, votre cité est loin de celle-ci. Si donc vous connaissez, dit-il, votre cité, celle que vous devez habiter (un jour), pourquoi vous procurer ainsi des champs, des installations coûteuses, des édifices, des demeures inutiles? Celui qui se procure ces choses dans cette cité ne s’attend donc pas à retourner dans sa propre cité. Insensé, inconstant, malheureux! Ne comprends-tu pas que tout cela est étranger et au pouvoir d’un autre? Car le maître de cette cité dira:  » je ne veux pas que tu habites dans ma cité; va-t’en de cette cité, puisque tu n’obéis pas à mes lois.  » Toi donc, qui possèdes des champs, des maisons et beaucoup d’autres biens, expulsé par lui, que feras-tu de ton champ, de ta demeure et de tout le reste que tu t’étais préparé? Car le maître de ce pays te parle justement: «  Ou bien obéis à mes lois, ou bien sors de mon pays.  » Que feras-tu donc, toi qui suis la loi de ta propre cité? À cause de tes champs et du reste de tes biens, renieras-tu tout à fait ta loi et marcheras-tu selon la loi de cette cité-ci? Prends garde qu’il ne soit dangereux de renier ta loi, car si tu veux retourner dans ta cité, crains qu’on ne t’y accueille plus, pour avoir renié la loi de ta cité, et que tu en sois exclu. Veilles-y donc: puisque tu habites sur une terre étrangère, ne te réserve rien de plus que le strict nécessaire et sois prêt: ainsi, lorsqu’il plaira au maître de cette cité de t’expulser pour opposition à ses lois, tu sortiras de sa cité, tu rejoindras la tienne et tu vivras selon ta loi, sans dommage, dans la joie.

 

Notons qu’on n’inverse pas ici les mots (qrb, qbr) pour le simple plaisir de faire des calembours, mais parce qu’on traite de la fin des temps qui représente l’inversion généralisée.

 

Mt 27,8 Voilà pourquoi ce champ-là s’est appelé jusqu’à ce jour le Champ du Sang. 27,9 Alors s’accomplit l’oracle de Jérémie le prophète: Et ils prirent les trente pièces d’argent, le prix du Précieux qu’ont apprécié des fils d’Israël, 27,10 et ils les donnèrent pour le champ du potier, ainsi que me l’a ordonné le Seigneur.

 

On aurait ici une élaboration midrashique illustrée par ce verset d’Isaïe:

 

Is 29,16 Quelle inversion! Le potier ressemble-t-il à l’argile pour qu’une œuvre ose dire à celui qui l’a faite: Il ne m’a pas faite, et un pot à son potier: Il ne sait pas travailler?

 

En hébreu, ce verset est: hapkekhem im keHomer hayotser yeHashev ki omar ma’assé le’ossehu lo ‘asani veyetser amar leyotsro lo hebin. Ce qui expliquerait la présence, dans Matthieu, de cette incompréhensible histoire de potier et de trésor (yotser qui est aussi le créateur, et otsar, le trésor). L’inversion dont parle Isaïe est la hapekha, inversion qui fait que la créature juge son créateur, que l’argile (Homer) se moque du potier. Le midrash chrétien profite de l’occasion pour y lire un autre reproche fait par certains à Dieu: lo hebin, il ne comprend pas ou: il ne peut produire de fils (de messie)

 

Cet article est une refonte d’études parues dans les ouvrages « Un Etranger sur le toit » et « Comprendre les origines du Christianisme »