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A la recherche de Job

 A la recherche de Job

Vous avez certainement entendu parler du Guide des Egarés. Beau titre pour un livre. Le but de cet ouvrage était d’aider les gens que certains sujets rendaient perplexes. Tenez par exemple : celui de l’existence de Job. Ce n’est pas en consultant la Jewish Encyclopedia que vous allez vous faire une religion sur le sujet. 

Au contraire. J’ai consulté pour vous l’article relatif à Job, et je vais essayer de vous faire une petite synthèse sur les opinions des Docteurs du Midrash et du Talmud quant à Job.

  • Un Job insaisissable.

Rabba affirme que Job vécut à l’époque des explorateurs. R. Yossé bar Yéhuda a dit : Job a vécu à l’époque des Juges. R. Abba bar Cahana a dit : Il a vécu à l’époque de Jacob (GnR 57,3). Resh Laqish affirme au nom de Bar Qappara : Job a vécu à l’époque d’Abraham, puis il se ravise et affirme: Job n’a jamais existé et n’existera jamais. Un Docteur anonyme enseigne devant Rabbi Samuël bar NaHmani : Job n’a pas existé, ce n’est qu’une parabole (Baba Batra, 15a). R. Samuel bar NaHmani s’oppose à lui. Curieusement, c’est ce même R. Samuel bar NaHmani qui récuse tranquillement l’existence de la Reine de Saba en 15b. Humour midrashique: en GnR 57,3 un certain R. Nathan essaie de nous aider en nous précisant que Job a vécu à l’époque de la reine de Saba. Cette précision est la bienvenue, elle va nous aider grandement à situer l’époque où Job a vécu. Hélas, son collègue R. Yéhoshu’a b. QorHa affirme que Job a vécu à l’époque d’Assuérus.

On comprend mieux la perplexité du premier ami de Job (celui qui porte la toge rouge) que Seghers a bien rendue dans le tableau ci-dessus. Comme lui, je devine que vous vous grattez le menton de manière très talmudique. Ou peut-être, comme le second ami de Job, avez-vous déjà déclaré forfait. A moins que comme le troisième ami de Job, vous vous disiez que quelqu’un est en train de s’amuser à vos dépens.

Poursuivons notre jeu de piste. Selon certains docteurs, Job est un idolâtre, il fait partie des « sept prophètes des Nations » (Baba Batra,15b). D’ailleurs R. Hanina affirme : Job était un idolâtre. – Pas du tout, objecte R. YoHanan : Job faisait partie de ceux qui étaient rentrés de l’exil de Babylone, c’était donc un Juif. Il enseignait même à Tibériade. Pour clarifier les choses, le Targum Shéni sur Esther (1,2) place Job parmi les sept « Pères du monde », avec Adam, Noé, Sem, Abraham, Isaac et Jacob. Autre information qui va nous aider à mettre un peu d’ordre: R. Lévi rapporte au nom de R. Yossi bar Halaphta : Job est né lorsque Jacob et sa famille sont descendus en Egypte et il est mort lors de la sortie d’Egypte. Autre élément susceptible de dissiper la perplexité qui commence à poindre: selon le livre d’Ezéchiel, Job est un juste (bien qu’idolâtre):

Fils d’homme, si un pays péchait contre moi en m’étant infidèle et que j’étende la main contre lui, détruisant sa réserve de pain et lui envoyant la famine pour en retrancher bêtes et gens, et qu’il y ait dans ce pays ces trois hommes, Noé, Daniel et Job, ces hommes sauveraient leur vie grâce à leur justice, oracle du Seigneur Yahvé (Ez 14,13-14)

Ce n’est pas tout à fait l’avis du Zohar qui croit savoir que Job était conseiller de Pharaon. Il conseilla à Pharaon de prendre les biens des Hébreux et de s’en prendre à leur corps par des corvées, c’est pourquoi il sera lui-même privé de ses biens et atteint dans son corps. Job n’était donc pas tout à fait un Juste. Nous pourrions continuer ainsi pendant quelques pages, mais ce serait fastidieux.

Sommes-nous suffisamment égarés ? Oui ? Parfait. C’est le but que le midrash souhaitait atteindre et il y parvient fort bien. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette cacophonie autour de Job est voulue et très organisée. Nous sommes dans une sorte de jeu pédagogique ou d’enquête policière. Nous avons déjà vu cette séquence à l’œuvre dans l’article Deux curieux rituels. Ici aussi le midrash semble dire: Cherche et tu seras récompensé. Le but du midrash est de faire durer le plaisir en ne fournissant que des pistes ténues qu’il faut explorer une par une. Par exemple l’affirmation selon laquelle Job a vécu à l’époque des Juges n’est pas à écarter d’un revers de main: Job est très proche de Noémi.

Job et Noémi ont perdu leurs enfants et leurs biens, ils ont même perdu tout espoir.
Job et Noémi se plaignent en des termes très semblables où prédomine l’amertume. Job: Par le Dieu vivant qui me refuse justice, par Shaddaï qui m’emplit d’amertume (Jb 27, 2); Noémi : Ne m’appelez plus Noémi, leur répondit-elle, appelez-moi Mara, car Shaddaï m’a remplie d’amertume (Rt 1,20). Noter que ces deux livres nomment Dieu shaddaï et non pas El shaddaï.
Dans les deux narrations, l’étonnement de l’entourage est souligné. Job: De loin, fixant les yeux sur lui, ils ne le reconnurent pas. Alors ils éclatèrent en sanglots. Chacun déchira son vêtement et jeta de la poussière sur sa tête (Jb 2,12), Noémi: Leur arrivée à Bethléem mit toute la ville en émoi : Est-ce bien là Noémi? s’écriaient les femmes (Rt 1,19).
Les deux narrations finissent de la même manière. Job aura de nouveau des enfants, et Noémi aura une postérité par Ruth.

 

•Le livre de Job: souffrance du juste ou punition d’Israël ?

Israël a toujours interprété son exil comme étant, non pas un accident de l’histoire ou une destinée tragique, mais comme un châtiment divin pour sa faute principielle: la rupture de l’alliance divine ou l’idolâtrie. Mais l’originalité des Livres comme Job ou les Lamentations est de revisiter ce postulat. Le livre de Job serait à lire dans le prolongement du livre des Lamentations. Ce rapprochement entre les deux livres se justifie notamment par le fait que ces deux livres sont lus le 9 Ab. Plus exactement : pour comprendre le livre de Job, il faut revenir sur le travail qu’effectue le midrash sur les Lamentations. Le Midrash sur les Lamentations (eikha rabba) introduit un changement de plan par rapport au livre biblique du même nom (eikha). Le livre biblique eikha nous dit essentiellement ceci : la catastrophe qui a frappé la Judée (galta yehuda, Juda est exilé) est due aux fautes des Judéens. Juda n’a que ce qu’il méritait. Israël avait été averti. Le livre biblique eikha ne laisse pas beaucoup de place à l’espérance. Il se dégage de sa lecture un sentiment massif de culpabilité, le sentiment d’un fardeau trop lourd à porter. La fin du livre n’est en rien un happy end, comme pouvait l’être la fin du livre d’Esther. eikha se termine sur une interrogation angoissée : Pourquoi nous oublierais-tu pour toujours, nous abandonnerais-tu jusqu’à la fin des jours ? (Lm 5, 20). Il y a bien cette demande : Renouvelle nos jours comme autrefois (ib.5, 21) qui sonne comme une ultime tentative d’effacer ce qui s’est passé, mais la dernière phrase du livre est dubitative : si tu ne nous as tout à fait rejetés, irrité contre nous sans mesure (ib. 5, 22). Eikha Rabba semble abonder dans le sens du livre biblique des Lamentations, mais en réalité nous avons vu que le midrash entend se tenir sur un autre plan que celui du livre biblique des Lamentations. Ce plan, c’est celui du droit. Eikha Rabba s’autorise à rouvrir le dossier et à réinstruire le procès qui a abouti à la catastrophe. Eikha Rabba se livre à un argumentaire juridique. La raison en est simple, c’est que maintenant l’essentiel est en jeu. Le dernier paragraphe de Eikha Rabba nous résume cet enjeu. Si ce à quoi nous assistons – la ruine du Temple et l’Exil – signifie un rejet définitif de Dieu, alors il n’y a plus d’espoir. Si, en revanche, il n’est que la manifestation de la colère divine, alors l’espoir subsiste, car il n’est pas de colère qui ne finisse par s’apaiser. Eikha Rabba entend sauver le Principe Espérance. C’est aussi la fonction de cette immense formation midrashique qu’on appelle le messianisme.

C’est qu’entre-temps, on s’est avisé que les événements inconcevables qui sont survenus étaient susceptibles d’une lecture destructrice. La chute du second Temple, l’échec de la révolte juive et l’Exil forcé ont créé au sein du Judaïsme de dangereuses forces centrifuges. Des mouvements messianistes ou antinomistes commencent à faire une lecture désespérée de ces faits historiques : L’exil est une répudiation. L’alliance entre Dieu et son peuple est rompue à jamais. Certains groupes, au sein du judaïsme, font aussi une lecture fondamentaliste du livre des Lamentations : Dieu est devenu un ennemi (Lm 2, 4). Eikha Rabba rectifie : le texte porte très exactement : comme un ennemi. On aurait ici un autre lien avec le livre de Job. Job (iyov) signifie ennemi.

Le livre de Job est souvent présenté comme une interrogation sur le problème de la rétribution. Job est parfait (Jb 1-2) et pourtant il est frappé par Dieu. Dès lors, il maudit le jour de sa naissance (Jb 3,2-10) et aspire au néant et au repos (ib. 11-19) ; il parle de la souffrance des hommes soumis à l’épreuve (ib. 20-28). Eliphaz lui répond en défendant le dogme de la rétribution (Jb 4, 1-11) qui explique l’origine de la souffrance : les méchants sont punis. Il est possible que le livre de Job soit un immense édifice textuel fonctionnant sous le régime de la double entente : le texte parlerait en réalité du destin d’Israël. Le véritable sens du discours d’Eliphaz (le méchant est puni) serait : l’exil est un châtiment divin. Eliphaz représente la conception classique : il reproche à Job son manque de confiance en la justice de Dieu (Jb 5, 1-7) il l’invite à prier (Jb 5, 8-17) afin d’obtenir la guérison (Jb 5,18-27). Lorsque Job exprime son désir de disparaître, c’est en tant que peuple paria soumis à un exil interminable, il relève l’absence de soutien de la part des autres peuples (Jb 6,15-21). A la thèse classique réaffirmée par Bildad : Dieu est juste et la souffrance d’Israël est la conséquence du péché (chap. 8) Job oppose une approche juridique proche de Lamentations Rabba : Israël ne peut entrer en procès avec Dieu, car le juge a déjà prononcé la sentence (9, 14-33) et surtout il y a une dissymétrie fondamentale.

Recourir à la force? Il l’emporte en vigueur! Au tribunal? Mais qui donc l’assignera? (9,19)
Car lui n’est pas, comme moi, un homme : impossible de lui répondre, de comparaître ensemble en justice.
Pas d’arbitre entre nous pour poser la main sur nous deux, pour écarter de moi ses rigueurs, chasser l’épouvante de sa terreur! (9, 32)

Les amis de Job ne cessent de l’accabler avec la thèse du péché originel d’Israël. Mais Job les récuse car ce discours suppose que la chose a déjà été jugée et Job condamné. C’est pourquoi Job affirme à plusieurs reprises que Dieu le traite comme un ennemi. Il décide d’ester en justice et de faire appel contre Dieu-même (Jb 12, 13-19)

Voici : je vais procéder en justice, conscient d’être dans mon droit (Jb 13,18)
Pourquoi caches-tu ta face et me considères-tu comme ton ennemi?
Toi qui rédiges contre moi d’amères sentences et m’imputes mes fautes de jeunesse, (13,26)

 

• l’épreuve de Job.

Certains textes midrashiques mettent Job en rapport avec Abraham. La dernière épreuve destinée à Abraham était destinée à Job, nous dit le Zohar. D’autres textes font de Job la figure d’Israël. Dans le Zohar, Job est enfin présenté comme un substitut d’Isaac. Il faut donc chercher le sens de la narration sur Job du côté de l’idée d’épreuve. Dans notre article Genèse de la Passion nous avancions l’idée que le récit relatif au sacrifice d’Isaac pouvait être lu à la lumière du schéma de l’inversion. Abraham, c’est avant tout la promesse d’un fils (lire : d’un messie) si Dieu lui demande ce fils, il semble revenir sur sa promesse : c’est l’inversion et le temps de l’épreuve. L’obéissance d’Abraham déclenche l’inversion de l’inversion. Un bélier (ayil aHar possède la valence messianique 52) se substitue au fils et est élevé (‘ola). Cette lecture de Gn 22 est donc la suivante :

•Épreuve(menace sur l’avenir d’Israël qui risque de ne plus avoir de fils)
•Obéissance d’Abraham.
•Inversion de la situation (le fils ne meurt pas)

Mais pourquoi faut-il que ce schème soit repris ? Pourquoi reprendre ce qui a été dit sur Abraham dans un nouveau livre, celui de Job ? Ce serait qu’en réalité il n’y a pas de dernière épreuve. La dernière épreuve d’Israël, c’est toujours celle d’aujourd’hui. L’épreuve dure tant que l’exil n’est pas fini. Comment affronter un exil qui semble définitif ? Cette épreuve est la plus terrible, car cette menace d’un exil qui n’en finit pas, peut se lire sous une autre forme : Et si Dieu renonçait définitivement à sa promesse d’envoyer le messie ? Cette menace s’exprime dans la demande adressée à Abraham : celle de renoncer au fils. Noémi perd ses deux fils et Job perd jusqu’à la promesse de fils (sheva’ banim). Remplacez fils par messie et vous comprendrez le désespoir de Noémi et celui de Job. À quoi le Judaïsme oppose ce paradoxe : Cette promesse était justement l’objet de la foi d’Abraham. Abraham a cru en la promesse d’un fils (lire: messie) et a fait ainsi connaître Dieu dans le monde, et voici que Dieu semble renoncer à cette promesse. Il semble se rétracter dans le néant, puisque Dieu est essentiellement cette promesse messianique. S’il renonce à envoyer le messie, il se nie en quelque sorte lui-même. En continuant à croire en la promesse messianique, Israël entend forcer la réalisation de cette promesse, et sauver en quelque sorte Dieu lui-même. En acceptant avec confiance l’épreuve ultime, Israël sera pardonné et l’ère messianique débutera. L’acceptation confiante de l’épreuve finale emporte rachat des péchés et rédemption, tel est le schème de la Passion d’Isaac, qui sera repris dans la passion de Jésus, jusque dans les moindres détails.