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L’énigme Jephté (suite et fin)

 Jephté, suite et fin.

Nous proposons ici une suite à l’article l’Enigme Jephté. Le récit de Jephté traiterait en réalité de l’idolâtrie. Nous tentons aussi de formuler plus clairement le lien entre le vœu de Jephté et le sens du Kol Nidré. 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous voudrions faire état de deux réactions à notre précédent article sur Jephté.

• Jephté chez Augustin.

Un lecteur de Marseille nous signale que Jephté n’est pas une énigme seulement pour les Juifs. Je le cite: Augustin non plus ne sait pas quoi faire de cette histoire. Augustin a écrit:
« C’est une question considérable, extrêmement difficile à résoudre que celle de la fille de Jephté »

je ne peux reproduire faute de place l’ensemble de l’intervention de cet internaute, mais on sent un Augustin très proche de la contorsion.
Quant à Jéphté il a de lui-même voué un sacrifice humain, sans que Dieu l’ait commandé, ni demandé, et contrairement à son légitime précepte. Il est écrit en effet: «Jephté fit un voeu au Seigneur, et dit: «Si vous livrez en mes mains les enfants d’Ammon, quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre, au retour du triomphe sur les enfants d’Ammon, celui-là je l’offrirai au Seigneur en holocauste.» L’Écriture paraît éviter de porter un jugement sur ce voeu et son accomplissement, laissant aux lecteurs à l’apprécier.
Curieusement, Augustin finit quand même par voir en Jephté une figure du Christ. A suivre…

• Jephté en Islam.

Je résume ici une intervention d’un lecteur qui semble bien connaître l’Islam:

L’Islam ne connaît pas Jephté, mais il connaît bien les vœux. Chacun sait que l’Islam ne doit rien au Judaïsme et qu’il est né indépendamment de toute autre religion. En Islam donc, les vœux (an-nadr, rien à voir donc avec neder) consistent à s’imposer un acte qui n’est pas obligatoire. Le Coran fait l’éloge des vœux (19,26), mais fait obligation à leur auteur de les réaliser (22,29). Mais en même temps de nombreux Hadit interdisent les voeux et les réprouvent. Faire l’éloge des voeux et les interdire en même temps semble donc commun à bien des religions. Il suffit de dire que le voeu louable est celui qu’implique un acte d’obéissance envers Dieu et qui n’est soumis à aucune contrepartie … C’est par exemple le vœu qui exprime la gratitude pour un bienfait. Quand au voeu défendu, il consiste à faire dépendre l’accomplissement d’un acte d’obéissance de l’obtention d’un bienfait.

• Miriam et la fille de Jephté

Je reviens ici sur le récit relatif à Jephté sous un angle un peu inhabituel: celui de la lecture synagogale. La lecture synagogale du Pentateuque se fait, on le sait, selon un cycle annuel de 54 péricopes. Chaque semaine, on lit donc une péricope du Pentateuque. Cette péricope s’appelle sidra ou parasha. Puis on lit un passage (en général tiré des Prophètes) appelé haftara. Si les péricopes du Pentateuque se suivent dans leur ordre naturel (Genèse, Exode, etc.) les haftarot, elles, ne se suivent pas. Chaque haftara est donc choisie par la tradition pour faire écho à la parasha de la semaine. La haftara est donc supposée entretenir un lien intime avec la péricope biblique qui vient d’être lue.

Or, on lit le passage relatif au vœu de Jephté à l’occasion de la lecture de la section Huqat. Il existe un commentaire traditionnel sur la relation qui existe entre les deux textes que l’on lit cette semaine-là. Ce commentaire traditionnel est que notre haftara (le récit de Jephté) a deux points communs, évidents, avec la section Huqat. Dans les deux passages, il est question de négociations difficiles avec les voisins hostiles et surtout, il est question dans les deux passages d’un vœu. Dans la péricope biblique, Israël fait en effet un vœu proche de celui de Jephté: si Dieu l’aide à vaincre, il vouera ses ennemis à l’anathème.
L’hypothèse que nous développons ici est que la section Huqat et le récit relatif à Jephté sont liés beaucoup plus profondément. Dans les deux passages, il est question d’un mouvement oscillant: celui de la révolte et de la repentance d’Israël. Le livre des Juges n’est qu’une longue suite de répétitions d’un schéma simple: Israël s’éloigne de Dieu et sombre dans l’idolâtrie, Dieu abandonne Israël aux mains de ses ennemis, le peuple se repent et crie vers Dieu, Dieu suscite alors un Juge ou un chef qui le délivre de ses ennemis. Ce schéma forme le leitmotiv du livre des Juges. Mais il est également très présent dans le Livre des Nombres, qui fait lui-aussi état de nombreuses révoltes (Coré, Meriba, etc.).
Mais il existe une relation bien plus profonde entre la section Huqat et l’histoire de Jephté: la péricope Huqat relate la mort de Miriam et, dans la haftara, on relate la mort de la fille de Jephté. La tradition établirait donc un rapport en filigrane entre Miriam et la fille de Jephté. Dans l’article sur l’Enigme Jephté, nous nous étonnions du fait que la fille de Jephté n’était même pas nommée. Mais le suspense ne pouvait pas durer bien longtemps. Il n’y a pas beaucoup de personnages dans la Bible qui manient les tambourins. La fille de Jephté est Miriam. Dans le midrash ce genre d’équation est possible.
Miriam, la prophétesse, sœur d’Aaron, prit en main un tambourin et toutes les femmes la suivirent avec des tambourins, formant des chœurs de danse (Ex 15, 20).
La fille de Jephté est (midrashiquement) Miriam. La fille de Jephté est vierge (betula) comme Miriam. Miriam, elle, est une alma. Un passage d’Exode Rabba rapporte:
« Anciens” et « montagnes » sont ici équivalents, et c’est ce que la fille de Jephté dit à son père : Je m’en irai errer sur les montagnes (Jg 11, 37). Est-ce vraiment vers les « montagnes » qu’elle s’est retirée ? N’a-t-elle pas plutôt voulu dire que ce sont les « anciens » qu’elle est allée trouver pour leur prouver sa virginité et sa pureté ? ExR 15,4
Que faire de ce résultat ? Ceci: Miriam représente non pas la médisance, mais l’hérésie, terme qui est souvent aussi nommé idolâtrie. Pour aller à l’essentiel, notre hypothèse est que, par sa tendance à revenir périodiquement à l’hérésie et à l’abandon de Dieu, Israël a en quelque sorte fait un vœu d’idolâtrie. Le neder d’Israël concerne l’idolâtrie. En vertu du principe de réciprocité, mille fois rappelé dans le Midrash, (mida keneged mida, mesure pour mesure) Dieu a lui aussi fait un vœu, celui d’exiler son peuple et de laisser détruire son Temple. Miriam meurt à cause de son hérésie, mais aussi à cause du neder de son père. Tel serait le sens de l’histoire de Jephté et du Kol Nidré. Dans ce rituel, Israël demande l’abandon de tous les vœux, les siens et ceux de la divinité.
Le Kol Nidré ne serait pas donc pas un rituel au sens classique du terme. Il serait un peu trop long d’expliciter cette thèse ici. Je vous renvoie pour cela à un autre article Deux curieux rituels, qui porte sur les pseudos-rituels comme celui de la lèpre des maisons ou celui de la lapidation du fils dévoyé et rebelle. Dans ces deux « rituels » il est question de la mort de quelqu’un par le fait de ses parents, comme dans le cas de Jephté ou bien de la destruction d’une maison. Mais ce qui conforte notre hypothèse, c’est le récit de la Vache Rousse qui forme le noyau de la péricope Huqat et qui entretient de curieux rapports avec les deux rituels que nous venons d’évoquer.
Dans la péricope Huqat, Dieu prescrit à Moïse et à Aaron un rituel tout aussi étrange que ceux de la maison lépreuse et du fils rebelle, le rituel de la Vache Rousse. C’est un Hoq, une loi incompréhensible pour l’entendement. Le rituel de la Vache Rousse (para aduma) a, dans la tradition juive, la réputation d’une chose incompréhensible, puisque même Salomon, parangon de sagesse, a déclaré forfait. Le rituel de la Vache Rousse est une « Loi de la Tora » (Huqat haTora, d’où le nom de notre péricope). Le rituel consiste à fabriquer une eau purificatrice à partir des cendres d’une vache rousse, cette eau peut seule purifier du contact d’un cadavre. On dilue les cendres de la vache dans de l’eau d’impureté (nida) et c’est ce mélange qui est supposé purifier celui qui s’est rendu impur (par contact avec un mort) mais qui en même temps rend impur le Prêtre qui exécute le rituel.
Notons d’abord que nous sommes saturés ici de signifiants qui pointent vers l’idolâtrie et l’hérésie. Dans notre dictionnaire midrashique, nous disions que nida est un terme technique pour désigner l’hérésie. Le ou la « mort qui rend impur » serait surtout l’idolâtrie. Le texte ne parlerait pas de ce qu’il semble traiter. La rousseur de la vache est un signifiant des péchés. Elle doit être totalement rousse pour produire son effet. On retrouverait ici le thème du salut au comble du mal. Kipur vient de la racine kpr (faire propitiation) mais c’est aussi celle de l’hérésie et de l’idolâtrie (kfr: nier Dieu). Le Midrash nous met sur la voie lorsqu’il nous indique que la prescription de la vache rousse n’est rien d’autre que la réparation de la faute du veau d’or. Un autre midrash rapporte que Jethro qui était un idolâtre convaincu, se convertit lorsqu’il entendit la loi de la Vache Rousse, celle-ci a donc le pouvoir de purifier l’homme de d’idolâtrie. Huqat décrirait donc un rituel censé mettre fin à l’hérésie en utilisant simplement le comble de l’hérésie. Il nous dit que c’est le comble de l’hérésie qui guérit l’hérésie.

Les Evangiles reprendront ce thème dans l’épisode de la guérison par Jésus de Miriam-Marie en Marc 16,9. Quand Jésus guérit Miriam de ses 7 démons, il guérit le peuple juif au comble de l’hérésie. La racine même du nom de Miriam (mr) consonne d’ailleurs avec le mot hébreu qui désigne la révolte. À quatorze reprises dans la Bible, la maison d’Israël est nommée bet méri : maison de la révolte. Miriam figure, dans le midrash, le peuple juif. Toujours en révolte (cf. Ez 2, 3) mais néanmoins porteur de la promesse messianique. À cause de cette promesse, ce midrash fait de Miriam, l’ancêtre de David et donc du Messie. Le midrash chrétien sur Marie prolonge le midrash juif : Jésus naît au sein du peuple juif qu’il vient sauver. Si Miriam figure le peuple juif, Jésus est donc logiquement le fils de Miriam.

Certes, la péricope évangélique dans laquelle Jésus guérit Miriam des démons de l’idolâtrie est à l’évidence de nature eschatologique, alors que la Vache Rousse se présente comme un rituel. Mais à regarder ce « rituel » de plus près, on voit qu’il contient lui-aussi des éléments d’eschatologie comme l’indique la répétition du thème du mélange des contraires: cendres/eau; nida/purification; écarlate/blanchiment; cèdre/hysope.
Autre indice de l’eschatologie: le thème du renversement: tolaat sheni intervient, dans cet ordre, dans les spécifications du Temple de l’Exode (vêtements sacerdotaux, ephod, rideau) mais à partir du Lévitique cette séquence s’inverse et on a sheni tola’at (Lv 14,4). Nos trois ingrédients (cèdre, hysope, écarlate) interviennent aussi dans un autre rituel tout aussi invraisemblable : celui de purification des maisons lépreuses. Il faut donc comprendre que par double entente on traite ici de l’hérésie comparée à la lèpre. Miriam est lépreuse elle doit rester 7 jours hors du camp. On retrouve tous ces signifiants dans le rituel de la para aduma (hors du camp, 7 jours).

• Synthèse.

Nous tentons ici de comprendre d’abord le lien qui relie la section Huqat (et notamment le rituel énigmatique de la Vache Rousse) à sa haftara qui rapporte l’histoire tout aussi énigmatique de Jephté. Ensuite, nous postulons que cet ensemble de textes a lui-même un rapport avec un autre « rituel » tout aussi incompréhensible, celui du Kol Nidré, dont le seul lien apparent avec Jephté est la présence des vœux. En revanche, l’épisode de la Vache Rousse entretient un rapport plus évident avec Kipur, pour une raison simple c’est que le rituel de la para aduma est celui d’une purification (tahara).
En rapprochant le rituel de la Vache Rousse des pseudo-rituels de la purification de la maison lépreuse ou de la lapidation du fils rebelle, nous pensons avoir montré qu’il s’agit d’un ensemble de dispositifs textuels à valeur midrashique qui traitent de l’idolâtrie d’Israël. Seule la fin des temps verra la fin de l’idolâtrie. Si donc, Dieu voulait absolument accomplir sa parole (son neder: l’exil) il aboutirait à tuer Israël, sa fille; ou à détruire sa maison. C’est pourquoi le Kol Nidré demanderait l’annulation de tous les vœux. Celui de Dieu et ceux d’Israël.