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La pécheresse pardonnée et Rahab

 La pécheresse pardonnée et Rahab

La péricope dite de la “pécheresse pardonnée” que nous identifions ici à celle de « l’onction de Béthanie » se retrouve donc dans quatre Evangiles. Dans Luc, le récit se présente ainsi :

Lc 7,36 – Un Pharisien l’invita à manger avec lui ; (Jésus) entra dans la maison du Pharisien et se mit à table. 7,37 – Et voici une femme, qui dans la ville était une pécheresse, Ayant appris qu’il était à table dans la maison du Pharisien, elle avait apporté un vase de parfum. 7,38 – Et se plaçant par-derrière, à ses pieds, tout en pleurs, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum. 7,39 – A cette vue, le Pharisien qui l’avait convié se dit en lui-même :  » Si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle est : une pécheresse !  » 7,40 – Mais, prenant la parole, Jésus lui dit :  » Simon, j’ai quelque chose à te dire. Parle, maître, répond-il. 7,41 –  » Un créancier avait deux débiteurs ; l’un devait cinq cents deniers, l’autre cinquante. 7,42 – Comme ils n’avaient pas de quoi rembourser, il fit grâce à tous deux. Lequel des deux l’en aimera le plus ?  » 7,43 – Simon répondit :  » Celui-là, je pense, auquel il a fait grâce de plus. Il lui dit : Tu as bien jugé. 7,44 – Et, se tournant vers la femme :  » Tu vois cette femme ? dit-il à Simon. Je suis entré dans ta maison, et tu ne m’as pas versé d’eau sur les pieds ; elle, au contraire, m’a arrosé les pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. 7,45 – Tu ne m’as pas donné de baiser ; elle, au contraire, depuis que je suis entré, n’a cessé de me couvrir les pieds de baisers. 7,46 – Tu n’as pas répandu d’huile sur ma tête ; elle, au contraire, a répandu du parfum sur mes pieds. 7,47 – A cause de cela, je te le dis, ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont remis parce qu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on remet peu montre peu d’amour.  » 7,48 – Puis il dit à la femme :  » Tes péchés sont remis.  » 7,49 – Et ceux qui étaient à table avec lui se mirent à dire en eux-mêmes :  » Qui est-il celui-là qui va jusqu’à remettre les péchés ?  » 7,50 – Mais il dit à la femme : Ta foi t’a sauvée ; va en paix.

La majorité des commentateurs s’accorde à penser qu’il s’agit ici de la relation d’un fait réel, historique. Tout au plus certains auteurs admettent-ils qu’il y a ici un élément de parabole qui se mêle au récit. Le rôle de la Redaktiongeschichte sera donc de démêler le récit de la parabole. La critique de la forme est en général privilégiée et aboutit à mettre en évidence une structure concentrique du récit qui ne projette pas sur notre péricope une lumière aveuglante. En général, les critiques ont centré leur attention sur le thème de l’onction de Jésus qui leur semble être le thème essentiel de cette péricope.

• Les jeux de sonorités.

On retrouve dans les quatre passages synoptiques (Mc 14, 3; Jn 12,1, Mt 26,6 et Lc 7, 36) un réseau inextricable de jeux de sonorités qui rend toute modification impossible. Le rédacteur ne peut que réaménager le matériel dont il dispose. Ainsi la racine qrb de la proximité (une femme s’approcha) va jouer avec la racine de grb (lépreux, s’agissant de Simon) et, chez Jean, avec celle de gnb (voleur, s’agissant de Judas), mais qrb joue surtout avec la racine qbr de l’ensevelissement. L’item de la pauvreté intervient dans Béthanie (bet ‘ania, maison de pauvreté) mais aussi dans mskn (les pauvres) or mskn désigne aussi un lépreux et sonne comme mishkan le Temple, or il sera ici question de Prêtres. Le rédacteur de la peshitta a réussi quant à lui à garder quelques jeux de sonorités : entre khrz (la proclamation) et la mémoire (zkhr); entre ‘abad (c’est une belle œuvre…, on lui servit…) et abad (gaspillage)…

 

• L’hypothèse midrashique.

L’hypothèse midrashique avance que les péricopes évangéliques sont des prolongements du midrash juif. Le récit de la pécheresse pardonnée serait donc de nature midrashique, il serait de même nature que le midrash juif, et en l’occurrence, il prolongerait ici le midrash juif relatif à Rahab, Jéthro, Tamar et Antonin. Notre pécheresse serait une nouvelle élaboration sur Rahab la prostituée.

Nous retrouvons en effet ici tous les items que nous avons isolés ailleurs relativement à Rahab.

• L’écoute : Le grec du NT de Lc 7, 37 n’indique pas que notre femme de mauvaise vie a entendu, mais tout se passe dans la maison de Simon. Or shim’on en hébreu est un nom formé sur la racine de l’écoute. La présence de ce Simon dans les Evangiles serait elle-même un prolongement du midrash juif dans la mesure où en RtR 2, 1 c’est un Rabbi Simon qui transmet le dit relatif à Rahab.

• Le parfum. Rahab était devenue, par midrash, une parfumeuse. Ici notre pécheresse qui figure les païens en tant qu’agent de l’eschatologie apporte du parfum (besamim). Cet item figure déjà dans la péricope des Rois Mages. Dans le midrash Juif, le parfum est une métaphore des bonnes actions et des commandements divins. Notre passage contient un jeu de sonorités qui souligne le thème du parfum besamim : les disciples sont attablés (mesubim).

 

• La préférence divine pour les convertis.

Jésus exprime nettement cette préférence. Jésus démontre à Simon que la pécheresse (figurant les nations païennes) a été plus hospitalière (à la parole de Dieu ) que lui-même, Simon, qui a pourtant « entendu », personnellement, cette parole au Sinaï. Le Targum de Ruth explique que le parfum représente les mitsvot, les bonnes actions ou les commandements divins. Notre passage signifie donc que notre pécheresse s’offre à suivre ces commandements divins. En Qohelet Rabba 8, 14 il est dit que, lorsque les convertis font pénitence (ou “retour”, hébreu : teshuva), on oublie leurs péchés. D’où la présence dans notre péricope de cet enoncé : Tes péchés sont remis. Le Midrash Rabba attribuait déjà le pardon divin à Rahab, en jouant sur son statut d’aubergiste (elle a fait preuve d’hospitalité envers les espions envoyés par Josué). Ce passage accomplit donc aussi, en vertu du principe de surdétermination ou de condensation, les versets bibliques du livre de Josué, qui disent que ce dernier a agi avec bienveillance (Hessed) envers Rahab et sa famille parce qu’elle a caché les espions. Le soin aux espions (hébreu : meraglim) envoyés par Josué subsisterait ici sous la forme de soin aux pieds (raglayim) de Jésus- Josué. Le syntagme « pieds du messie » est lui-même le produit d’élaborations midrashiques complexes qui proviennent sans doute d’Isaïe 52, 7 .

Qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messager qui annonce la paix, du messager de bonnes nouvelles qui annonce le salut…

Le genre littéraire appelé midrash possède une grande cohérence. Les textes midrashiques ne sont pas des compositions arbitraires. Ce sont des textes rigoureusement construits dans lesquels chaque terme a une fonction bien précise. L’hypothèse midrashique est dès lors soumise à une très importante contrainte : si le texte du NT est de nature midrashique, il est nécessaire de rendre compte de chaque item narratif. Or notre péricope contient des éléments qui lui appartiennent en propre et qu’il convient donc d’expliquer.

Que signifie par exemple la séquence qui traite de la vente possible du parfum au bénéfice des pauvres ? Pourquoi, chez Matthieu, notre péricope se termine-t-elle soudainement par la décision de Judas de livrer Jésus ? Cette décision est essentielle dans le dispositif textuel des Evangiles. Pourtant, elle ne semble pas avoir de rapport avec notre affaire de parfum. Pourquoi cette insistance sur l’idée de vente, redoublée par la présence de Judas, qui est lui-même lié à la vente (de Jésus) ?

Pour le comprendre, il faut se situer sur le plan de l’eschatologie. Les étrangers comme Rahab se sont “rapprochés” par leur propre mérite, ils sont plus méritants. Ils sont maintenant, en quelque sorte, plus proches de Dieu. Ce changement potentiel dans la préférence divine serait l’élément qui provoquerait la jalousie (midrashique) puis la trahison (tout aussi midrashique) de Judas. Celui-ci préférerait que le bénéfice du parfum (c’est-à-dire des bonnes actions) continue d’aller aux pauvres. Or, un passage du Midrash Rabba nous apprend que “pauvres” est une expression qui désigne toujours Israël. C’est dire que la jalousie de Judas, qui est au centre de tout le dispositif des Evangiles, porte en réalité sur l’entrée des païens dans l’alliance. L’Eglise reprendra cette idée à travers Paul.

La réponse de Jésus “les pauvres vous les aurez toujours”, prendrait alors un peu de sens. Il s’agirait de rassurer Judas : les Juifs ne vont pas disparaître parce que les païens se mettent à faire des “maassim tovim”, des bonnes actions. Judas proteste en effet non pas contre un “gaspillage”, mais contre une apoleia, que nous pouvons rétrovertir sans crainte dans l’hébreu : abbadon, un anéantissement. Sa protestation, d’ailleurs, ne s’adresse pas à la femme (pourquoi avoir acheté un parfum si cher ?) mais au messie (pourquoi l’a-t-il accepté ?). Nous aurions ici la trace d’une élaboration que nous retrouvons dans le récit relatif à un autre Simon (le Mage). Celui-ci veut acheter le pouvoir dont dispose l’Esprit de descendre sur les païens. L’idée générale est en fait celle-ci : les Juifs monnayent leur élection par la Loi, ils invoquent la Loi contre l’entrée des païens à la fin des temps, soit finalement contre la venue du messie. C’est pourquoi Judas est dans la peshitta un skrywTa, terme dont on ne sait pas que faire alors on fait semblant de le « traduire » par Iscariote. Or le CAL nous apprend que  skyrw, skyrwtʾ (skīrūtā) renvoie à: closing (fermeture)

Judas est donc le symbole de la fermeture de la Porte (conversion) aux païens (voir aussi dans le dictionnaire le mot foule et l’article un Etranger sur le toit).

 

• L’onction et la béatitude.

Notre texte entretient un rapport avec la geste d’Elisée. Elisée est un prophète qui est envoyé aux païens, et pas seulement aux Juifs. Jonas, lui, ne sera envoyé qu’aux païens de Ninive. Cette évolution, si elle se poursuivait, signifierait que les païens reçoivent maintenant la parole de Dieu et la prophétie, tout comme les Juifs. Elle aboutirait à priver les Juifs de leur statut de peuple élu, d’où la jalousie de Jonas, qui est de même nature que celle de Judas. La protestation de Judas ne concerne donc pas l’huile (en tant que corps gras ayant une certaine valeur), mais bien le statut des païens face aux Juifs (ils vont être sauvés alors qu’ils n’ont pas supporté le joug de la loi et les Juifs ne reçoivent pas la récompense de leurs bonnes actions comparées au parfum)

Rahab et Jéthro, en tant que « gerim », sont donc maintenant égaux ou supérieurs aux Juifs de souche. Refrain du midrash :

Car quand tu nous apportes la lumière, beaucoup de prosélytes viennent nous rejoindre, comme par exemple Jéthro et Rahab ». Viens et apprends : le Saint, béni soit-il, fit venir Jéthro près de Lui, mais ne l’a pas choisi. Il fit venir Rahab près de lui, mais ne l’a pas choisie. Heureux sont ceux qu’Il fit venir près de Lui bien qu’Il ne les ait pas choisis !

Nous sommes dans l’accomplissement des prophéties sur la conversion des nations, qui aura lieu dans les temps messianiques : “quand tu nous apportes la lumière” signifie, dans le code midrashique “lors de la venue du messie”.

Rahab, bien qu’elle ne fasse pas partie du peuple élu, force en quelque sorte Dieu à l’accepter, par ses bonnes actions. Tout comme Ruth, selon le midrash, imposera par ses actes, la modification de la loi sur l’entrée des Moabites au sein du Judaïsme. Elle ne fait pas partie du peuple élu, mais elle est maintenant plus proche alors qu’elle n’a pas été élue.

Autre élément de la phraséologie midrashique : “l’aile” et le “toit”. Les prosélytes en entrant sous la protection de Dieu, entrent sous son “toit”, ou encore sous son “aile”. Or cette aile, hébreu : kanaf, est aussi le pan du vêtement, d’où l’importance de cet item chez Jésus, ainsi que son caractère universel, assuré par le fait que son pluriel, kanfé, ce sont aussi les rayons du soleil, qui brille pour tous les peuples. L’aile de Dieu étant aussi l’aile de la shekhina, la présence divine, les convertis habitent désormais sous le toit de Dieu, c’est-à-dire dans le Temple (mishkan).

Le Midrash opère sous un régime de sens que nous appelons la surdétermination. Une des fonctions du moteur textuel du midrash est d’accomplir les textes bibliques. Tout se passe comme si un passage midrashique devait, pour être « bien formé », accomplir le plus grand nombre possible de passages vétérotestamentaires. Il n’est donc pas surprenant que notre élaboration néo-testamentaire évoque d’autres passages de la Bible. Notre passage porte ainsi sur l’onction des pieds du messie. On retrouve ce thème en liaison avec l’un des fils de Jacob : Asher. Or le messie du NT est étroitement associé à Asher en raison du fait que, dans le Magnificat, Marie énonce en Lc 1, 48 :

Désormais toutes les générations me diront bienheureuse (ishruni)

Or c’est le terme qu’utilise Léa, la mère d’Asher, à sa naissance. En Gn 30, 13 Léa dit :

Car les femmes me diront bienheureuse et elle l’appela Asher .

Ce lien explique certains éléments de topologie évangélique puisque Asher est lié à la côte maritime du nord (et donc aux villes de Sidon, Tyr et Sarepta, associées aux cycles d’Elie et d’Elisée). En Jg 5, 17 il est précisé : « Asher demeure au bord de la mer ». En Mt 4, 13 nous lisons que Jésus « vint s’établir à Capharnaüm, au bord de la mer » etc. On retrouve ces précisions en Mt 13, 1 « En ce jour-là, Jésus sortit de la maison et s’assit au bord de la mer ». etc..La mer est en effet, comme dans Jonas, le symbole des Nations du monde au milieu desquels Israël est “noyé” (exilé). Le messie est aussi lié au nord du pays (la Galilée) et à Asher. Le Nord représente l’exil assyrien, et donc l’exil « actuel », d’où le messie fera revenir les Juifs, dans un troisième et ultime Exode. Le midrash juif faisait, de son côté, sortir Jonas de la tribu d’Asher. Il relie Asher à la rectitude et au fait de redresser, de « rendre droit à nouveau » selon Is 1,17. Asher y est connecté à l’huile d’onction du simple fait que Gn 49, 20 précise : « Asher, sa nourriture (leHem) est grasse (shemena) ». On se souvient aussi que dans Lv Rabba, Rahab est associée à la fois à la béatitude (ashré…, bienheureux ceux que Dieu a rapproché…) et à l’onction puisque Rahab engendre des prêtres et donc des oints. On se souvient de ce détail de notre péricope :

Alors Marie, prenant une livre d’un parfum de nard pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus (Jn 12,3)

Or, en Dt 33, 24 nous avons :

Béni soit Asher entre tous les fils ! Qu’il soit privilégié parmi ses frères et que son pied soit trempé (hébreu : tobel) dans l’huile !

On voit ici le midrash d’accomplissement multiple à l’œuvre.

 

• Ensevelissement.

Si elle a répandu ce parfum sur mon corps,c’est pour m’ensevelir qu’elle l’a fait.

D’où vient cette idée étrange, et qui semble étrangère au reste de la péricope ? En Gn 50,1 Joseph assiste aux funérailles de son père Jacob, nommé aussi Israël.

Alors Joseph se jeta sur le visage de son père, le couvrit de larmes et de baisers.

Dans le verset qui suit, il le fait embaumer et ensevelir. Le grec “entaphiasai” (ensevelir) traduit l’hébreu lqbr ou laHanot “embaumer”. Jésus aurait donc dit : “c’est pour m’embaumer qu’elle l’a fait”. Nous sommes au moment de Pâques. Cette myrrhe (grec : muron) sonne comme merorim, les herbes amères, dont on parfume l’agneau pascal, auquel Jésus est identifié. Notre parfumeuse parfume donc l’agneau pascal, elle participe donc au rituel de la Pâque. En lui faisant consommer l’agneau pascal, rite réservé exclusivement aux Juifs,

Voici le rituel de la pâque : aucun étranger n’en mangera. (Ex 12, 43)

Notre midrash vise à faire entendre, à nouveau, que notre pécheresse est une juive à part entière.

• Mariage et tracasseries.

Le midrash juif affirme que Josué a épousé Rahab. Cet énoncé se comprend mieux, si on s’avise que la racine kns signifie à la fois épouser, et “faire entrer” (dans la kenesset, l’assemblée), soit convertir. En toute logique, si le NT est un prolongement du midrash juif, Jésus devrait épouser la pécheresse. Certains Apocryphes exploreront cette voie.

Notre péricope traite en réalité du droit des païens à se convertir, et ensuite à être traités avec tous les égards. Déjà dans le traité gerim, il est spécifié que lorsqu’un ger est accepté, on ne doit jamais lui rappeler son passé, ni l’importuner, ni être trop pointilleux avec lui. C’est de cela dont Mt 26,10 est la trace. Les Juifs ne respectent pas leur propre loi, ils importunent la pécheresse et lui rappellent son passé. Le Messie doit intervenir.

Jésus s’en aperçut et leur dit : Pourquoi tracassez-vous cette femme ? (Mt 26,10)

L’irruption des païens (dans le champ de l’eschatologie) figurée ici par notre pécheresse, est le thème central et permanent des Evangiles. C’est le thème essentiel du Nouveau Testament, dans la mesure ou l’entrée des païens est le même événement que la venue du messie. C’est pourquoi, très logiquement, à la fin de notre passage, Jésus déclare :

En vérité, je vous le dis, partout où sera proclamé l’Évangile, au monde entier, on redira aussi, à sa mémoire, ce qu’elle vient de faire.

 

• Evaluation de l’hypothèse midrashique.

L’hypothèse midrashique appliquée à la péricope de la pécheresse pardonnée permet de faire état de plusieurs résultats. Elle nous libère une fois pour toutes du problème synoptique dans lequel se sont littéralement enlisés des générations de chercheurs. Elle explique la présence du parfum (bsm) par la continuité avec le midrash juif qui lui-même tirait le byssus de Rahab vers les besamim et qui fait du parfum un symbole de l’acceptation des commandements divins. De même elle explique le bon accueil fait à Jésus, par la continuité avec le midrash sur Rahab aubergiste. Elle explique la parabole lucanienne du créancier et la présence de l’item des pieds de Jésus. Elle explique le discours en trois points de Jésus à Simon. Elle explique, ce qui n’est pas négligeable, la raison pour laquelle la rédaction matthéenne termine la péricope de la pécheresse pardonnée par la décision de Judas de trahir Jésus. Elle rend compte de la position de la pécheresse derrière Jésus. La remise des péchés s’explique par le fait que les païens une fois convertis, on ne doit plus rappeler leur passé. Ce pourquoi Jésus demande qu’on ne tracasse pas la pécheresse. Elle est en mesure aussi d’expliquer la lèpre de Simon, ou la phrase de Jésus : les pauvres vous les aurez toujours.

Ces résultats sont obtenus avec la même hypothèse. Nous ne sommes pas contraints d’avancer à chaque fois une hypothèse spécifique. Mais l’hypothèse midrashique ne se borne pas à produire de manière économique des résultats en terme d’intelligibilité des textes. Elle permet souvent de découvrir des aspects du texte autrement invisibles, elle permet de révéler parfois un texte dans le texte. Dans le cas qui nous occupe, elle révèle, comme en filigrane, un motif totalement invisible : celui du procès eschatologique qui oppose juifs et païens. Dans cette élaboration midrashique, les païens et les juifs, à la fin des temps, passent en procès devant Dieu, procès où chacun doit se justifier. Les Juifs font par exemple valoir qu’ils ont accepté la Loi tandis que les païens allèguent que les juifs ont finalement toujours été aussi idolâtres qu’eux, etc. Or ce thème n’apparaît que si l’on rend la péricope de la pécheresse pardonnée à son substrat sémitique. C’est alors seulement que les indices apparaissent : Les termes utilisés (débiteurs : Hayavim) et (créancier ba’al Hov) évoquent à la fois l’amour (Haviv) mais aussi le champ judiciaire. La femme pécheresse « à la ville » (medina) figure les païens. Les termes utilisés ont une sonorité qui veut faire entendre le son din du Jugement, et renvoient au langage du tribunal (bet-din), jusqu’au : tu as bien jugé adressé à Simon. Cette sonorité din du jugement dernier va même jusqu’à se cacher dans les dinars : le parfum aurait pu être transformé en dinars (dnr, deniers). De même, en Jean 12, 3 la femme verse sur Jésus du nard (nrd) anagramme de dnr…
Enfin l’analyse midrashique permet d’éviter parfois de graves contresens. En voici un exemple. Dans la version matthéenne de notre péricope, le texte fait jouer, on l’a vu, les sonorités de qrb (une femme s’approcha) et de grb (lépreux) pour opposer la païenne qui s’approche et le peuple juif qui est éloigné (qui est exilé comme un lépreux). Quelques versets plus loin, il est question des pauvres (les pauvres, vous les aurez toujours). La peshitta utilise pour pauvre le terme mskn qui signifie aussi lépreux. La « pauvreté » des Evangiles n’aurait donc pas ici un sens économique. Les pauvres sont ici une figure d’Israël à la fin des temps (isolés et exilés). Le midrash juif nous en donne plusieurs confirmations : Voici ce qui est écrit : Il relève (meqim) le pauvre de la poussière (1S 2,8). Il s’agit d’Israël qui fut plongé dans la boue et les briques en Egypte. Ou encore : Le verset :Yahvé écoute les malheureux, se rapporte à Israël. En effet, Rabbi YoHanan a dit : Chaque fois qu’il est question de pauvre, de misérable et de malheureux, c’est d’Israël que l’Écriture veut parler.

• Rahab et les Pères grecs et latins.

Rahab a connu un destin peu commun dans la patristique grecque et latine. Les pères de l’Eglise ont vu dans Rahab rien moins que la figure de l’Eglise. La première question que se sont posée les premiers Pères de l’Eglise a été de savoir si la Rahab du livre de Josué (LXX : rahab) était la même femme que la Rachab qui, chez Matthieu, est l’ancêtre du messie. Pour Origène (Commentaitre sur Matthieu 1.5 la Rahab de la généalogie Matthéenne n’est pas la même femme que la Rahab de l’Ancien Testament. Pour Jean Chrysostome, c’est le même personnage.

Les Pères grecs ne cherchent jamais à dissimuler le qualificatif de prostituée (porne) accolé à Rahab. Ils sont beaucoup plus embarrassés par l’idée de faire l’apologie, via Rahab, du mensonge et de la ruse dont fait état le récit de Rahab. En effet, Rahab est pour les Pères, la figure même de la foi, puisqu’elle est est citée comme telle en Hb 11, 31 (Par la foi, Rahab la prostituée ne périt pas avec les incrédules, parce qu’elle avait accueilli pacifiquement les éclaireurs). Elle possède le don de prophétie, c’est la figure même de la repentance. Rahab est un modèle d’hospitalité, ce qui lui a valu le salut. Rahab est curieusement assimilée à la Rahab des Psaumes. Rahab est une figure de l’Eglise mais aussi des païens. Le Josué qui fit grâce à Rahab est le type de Jésus. Rahab est comparée par certains Pères à Zachée. Surtout, Rahab est clairement rapprochée de la pécheresse pardonnée, ce qui prouve que le midrash sur Rahab avait bien été repris par l’Eglise. Rahab est supérieure à Israël car bien qu’elle n’ait pas vu les miracles de l’Exode, elle reconnait le vrai Dieu, alors que les Israélites qui ont vu les miracles ont fait le veau d’or.

Rahab est chez les Pères de l’Eglise latine presque toujours nommée Rahab meretrix ou illa meretrix, cette prostituée. C’est le terme par lequel la Vulgate a traduit le grec porne et l’hébreu zona. Ce métier infamant n’empèche pas, on l’a vu, un auteur comme Ambroise d’utiliser l’expression audacieuse casta meretrix (chaste prostituée). Elle est Hospita (hospitalière) : Prudence parle d’elle comme hospita sanctorum car elle accueillit les espions. Alienigena (étrangère), Provida (prophète), Testis (témoin)…Rahab reçoit donc des qualificatifs qui doivent faire oublier son passé…. comme le veut la tradition juive dans laquelle on ne doit pas rappeler son passé à un païen converti.