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La vision d’Ezéchiel

  La vision d’Ezéchiel

Au chapitre 37 du livre d’Ezéchiel, le prophète invoque la parole de Dieu sur des ossements, et ces derniers se rapprochent (Ez 37,7). Cette scène biblique est très proche du midrash en ce qu’elle condense, tout au long du chapitre, deux idées : la résurrection des morts stricto sensu et la fin de l’exil.

 Ce passage d’Ezéchiel peut donc être lu très naturellement selon deux axes. L’exil étant comparé à la mort, la fin de l’exil est comparée à une résurrection. Dieu explique à Ezéchiel le sens de sa vision:

Alors il me dit : Fils d’homme, ces ossements, c’est toute la maison d’Israël. Les voilà qui disent : Nos os sont desséchés, notre espérance (tiqvatenu) est détruite, c’en est fait de nous (Ez 37, 11)

Les deux versets qui suivent font entendre quatre fois le mot tombeaux (qibrot) qui fait écho au rapprochement (qrb) du verset 7.

C’est pourquoi, prophétise. Tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur Yahvé. Voici que j’ouvre vos tombeaux; je vais vous faire remonter de vos tombeaux, mon peuple, et je vous ramènerai sur le sol d’Israël. Vous saurez que je suis Yahvé, lorsque j’ouvrirai vos tombeaux et que je vous ferai remonter de vos tombeaux, mon peuple (Ez 37, 12-13)

Dans la mesure où elle est expliquée, la scène des ossements accède au statut de parabole, elle ne peut plus être lue uniquement au premier degré. Un passage difficile de Sanhedrin 92b fait d’ailleurs état d’une discussion entre Docteurs sur la nature de ce texte d’Ezéchiel. Est-ce une parabole, un mashal sur la fin de l’exil ? ou bien s’agit-il vraiment de la résurrection des corps ? Dans ce dernier cas, la scène rapportée par Ezéchiel est-elle une résurrection historique ? Ou bien fait-elle simplement signe vers un événement à venir, à savoir la résurrection des morts qui doit avoir lieu à la fin des temps. Il s’agirait alors d’un siman, d’un signe.

Tout ce débat peut d’ailleurs être résumé par la formule ambigüe qu’un Docteur, Rabbi Yéhuda, va introduire dans la discussion: emet mashal haya. En effet, cette formule est elle-même lisible dans les deux sens. La vérité était parabole / la parabole était vérité. On ne sait pas quel est le sujet du verbe être, emet ou mashal. Le midrash nous a conduit là où il souhaitait nous conduire: On ne sait même plus maintenant lire une phrase toute simple.

Notre passage reste donc énigmatique. Ce qui ne l’est pas moins, c’est la préoccupation du commentaire talmudique à propos de ce texte. Ce qui préoccupe en effet les Docteurs, en Sanhedrin 92b, c’est de savoir qui sont ces morts ressuscités (ou ces exilés rassemblés ?) par Ezéchiel et ce qu’ils sont devenus. En effet, la résurrection est supposée être définitive. Dans ce cas, où sont donc les ressuscités d’Ezéchiel ? S’il s’agit de la fin de l’exil, où est le rassemblement des exilés et l’état national reconstitué ?

– R. Eli’ézèr a dit : les morts qu’Ezéchiel a fait revivre, se sont levés sur leurs jambes, ont entonné un cantique puis sont morts.

Pour R. Eliézer, il semble que cette résurrection n’ait pas été définitive. Les morts d’Ezéchiel ont donc connu une résurrection éphémère. Quelle est donc l’intérêt de la résurrection des morts si, tel un oiseau, on ne revient à la vie que pour chanter un instant, et retourner à la mort ? Si le texte d’Ezéchiel parle en réalité de l’exil (et non de la mort) et de l’exode (et non de la résurrection des corps), quel est le sens d’un exode éphémère qui se poursuit par une nouvelle servitude?

– Quel cantique ont-ils chanté ? – L’Eternel fait mourir avec justice et fait revivre avec miséricorde ! – Rabbi Yehoshua’ a dit : voici le cantique qu’ils ont chanté : C’est Yahvé qui fait mourir et vivre, qui fait descendre au shéol et en remonter (1S 2, 6).

Curieuse discussion sur la nature du cantique. La première opinion cite la prière quotidienne du matin, la seconde cite le cantique de Hanna dans le livre de Samuel. Le sens de ce passage pourrait être le suivant: les ressuscités d’Ezéchiel, comme tous les juifs, font leur prière et constatent simplement que chaque matin Dieu les ramène déjà à la vie. Hanna parle en revanche de la résurrection comme d’un miracle exceptionnel que seul Dieu peut accomplir à un moment exceptionnel.

– Rabbi Yehuda a dit : emet mashal haya – vérité parabole était.
– Rabbi NeHemia dit à Rabbi Yehouda : Si vérité il y a, pourquoi parler de parabole, et si parabole il y a, pourquoi parler de vérité ?
Il faut dire (clairement): En vérité, c’était une parabole !

Rabbi Yéhuda proposerait d’abandonner l’idée de résurrection réelle et de n’y voir qu’une métaphore, qu’un mashal relatif à la réunion des exilés.

– Rabbi Eli’ézèr fils de Rabbi Yossé le Galiléen a dit : Les morts qu’Ezéchiel a fait revivre sont montés en pays d’Israël, ont épousé des femmes et ont eu des garçons et des filles.
– Rabbi Yehouda fils de Betéra se leva et dit : Je suis un de leurs descendants, et voici les tephilines (les phylactères) que m’a laissés mon ancêtre qui était l’un d’eux !

Curieusement, ce sont des Tannaïm qui posaient les questions au début de ce texte, mais ce sont des Amoraim, leurs “descendants”, qui répondent maintenant. Rabbi Eliézer tente peut-être ici une synthèse entre les deux registres (mort/exil et résurrection/exode): Même si ce fut pour une courte période, les juifs ont quand même eu le temps d’entrer en Terre Promise et d’écrire une page d’histoire. Nous sommes quand même leurs descendants. Rabbi Yehuda, fils de Betéra rappelle d’ailleurs que s’il est là aujourd’hui, c’est peut-être à cause de cette histoire, même brève, et que ses phylactères (qu’il tient de ses parents) sont peut-être la preuve que ses ancêtres ont quand même connu cette petite chose qu’on appelle l’acceptation de la Loi.

La discussion se poursuit entre Rav et Shmuel:

– Qui étaient-ils ces morts qu’Ezéchiel a fait revivre ?
-Rav dit : Ce sont les descendants d’Ephraïm qui ont fait le « calcul de la fin » mais se sont trompés, comme il est dit : Fils d’Éphraïm : Shutélah. Béred son fils, Tahat son fils, Éléada son fils, Tahat son fils. Des gens de Gat natifs du pays les tuèrent (haragum), car ils étaient descendus razzier leurs troupeaux (1Ch 7, 20) Il est de même écrit : Leur père Éphraïm s’en lamenta longtemps et ses frères vinrent le consoler (ib. 7,22).

Par quel tour de force déductif, Rav a-t-il réussi à identifier ces morts comme étant les descendants d’Ephraïm qui voulurent hâter la fin et qui firent leur exode avant terme ? Tout simplement par un procédé midrashique, la gezera shava. Ezéchiel utilise le terme harugim en Ez 37,9; Rav va donc convoquer un obscur verset des Chroniques, dont on sait qu’il était lu midrashiquement, et dans lequel il est question du mot harag. Le fait que ce verset parle de Philistins (qui n’existaient donc pas au moment de l’exode) n’empêche pas ce rapprochement audacieux. Mais ce rapprochement improbable n’est pas totalement arbitraire. Car l’intention du darshan est de montrer que ces morts ont été victimes de l’espérance messianique. Ils étaient en exil (en Egypte) et ils ont voulu hâter la fin (de l’exil). C’est là la cause de leur mort. Notre Docteur a peut-être lu dans ce verset des Chroniques par deux fois le terme taHat qui possède la valence messianique: 52.

– Shmuel dit : Ce sont ceux qui ne croyaient pas en la résurrection des morts, comme il est écrit : « Il me dit : « Fils de l’homme ! Ces ossements, c’est toute la maison d’Israël ! Ceux-ci disent : « Nos os sont desséchés, notre espoir est perdu, c’ en est fait de nous ! » (Ez 37,11).

Shmuel s’oppose traditionnellement à Rav, mais curieusement ici, il le rejoint. Pour lui, les morts ressuscités par Ezéchiel sont au contraire ceux qui ne croient pas au messie. Ceux qui disent avda tiqvatenu: elle est détruite notre espérance. tiqva est une allusion au messie à cause de la valence messianique de ce terme (52). Rappelons que l’hymne national d’Israël fait référence à ce passage d’Ezéchiel: ‘od lo avda tiqvatenu, notre espérance n’est pas anéantie.

Résumons: Pour Rav, les morts ressuscités par Ezéchiel sont des justes, morts pour leur espérance messianique, ce sont ceux qui, de tous temps, veulent hâter la fin, et qui se trompent donc sans cesse, car ils sortent avant terme. Ils méritent donc d’être ressuscités. Pour Shmuel, il s’agit au contraire de ceux qui ne croyaient pas au messie. Ceux qui pensent que le messie ne viendra plus. S’ils ont été ressuscités, malgré leur manque d’espérance, c’est justement afin de leur prouver leur erreur. En principe, celui qui nie la résurrection des morts n’a pas part au monde futur .

Le texte poursuit :

Rabbi Yirmiya bar Abba a dit : Ce sont ceux qui n’ont pas la sève des mitsvot, comme il est dit : « Oh! Ossements desséchés ! Ecoutez la parole de Dieu ! « .
– Rabbi Isaac NappaHa a dit : Ce sont les hommes qui ont recouvert l’arche d’insectes et de reptiles comme il est dit : J’entrai et je regardai : c’étaient toutes sortes d’images de reptiles et de bêtes répugnantes, et toutes les ordures de la maison d’Israël gravées sur le mur, tout autour. (Ez 8,10) ; or il est écrit : Il me la fit parcourir, tout autour (Ez 37, 2)

Changement de registre, la discussion tourne maintenant autour du manque de Loi et non plus autour de l’espérance messianique. La seconde opinion fait référence à l’idolâtrie. Comme l’idolâtrie est souvent figurée par la mort, il est possible d’avancer l’idée que notre passage est construit sur une triple entente. A la double-entente entre exil et mort, s’ajouterait une comparaison entre mort et idolâtrie. En effet, notre passage contient un détail incongru: les ressuscités d’Ezéchiel se dressent sur leurs pieds ‘amdu ‘al raglehem. Il s’agirait ici d’une troisième dimension du débat: celui de la sortie de l’idolâtrie. Le sens de ce passage serait le suivant: Le Prophète a guéri les juifs de leur idolâtrie, ils ont dit un cantique, mais sont morts à nouveau (revenus à l’idolâtrie)