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Suzanne et les vieillards

 Suzanne et les vieillards

Le texte de Suzanne ne nous est parvenu qu’en grec. L’histoire tient en quelques mots : deux notables convoitent la belle et vertueuse Suzanne, ils veulent l’obliger à fauter en la menaçant, si elle ne leur cède pas, de l’accuser d’adultère.

 Un jeune enfant déjoue le faux témoignage de ces Anciens en les séparant et en les interrogeant chacun à part.

• Molière chez les Pharisiens

Philaminthe : Du grec, Ô Ciel ! du grec ! Il sait du grec, ma sœur !

Bélise: Ah, ma nièce, du grec !

Armande : Du grec! quelle douceur !

Les Femmes Savantes (III,3)

De même que nous avions dû nous poser la question de savoir pourquoi l’historiette de Ruth était entrée dans le canon biblique, nous devons nous poser ici la question suivante : pourquoi Ruth et pas Suzanne ? En effet, ni les Juifs, ni les Protestants n’ont voulu faire entrer Suzanne, pas plus que la Vulgate ou le canon Ethiopien. Seuls les Catholiques l’ont reconnu tardivement, mais en en faisant une excroissance du livre de Daniel. Suzanne est entrée clandestinement dans le canon, sans doute à la faveur d’un règlement de compte avec la Réforme.

La langue primitive de Suzanne était sans aucun doute l’hébreu, sauf à penser qu’un texte dans lequel chaque verset commence par “ et ” puisse avoir été écrit directement en grec. Certains ont pourtant refusé cette évidence pour une raison sérieuse : notre texte contient des jeux de mots en grec portant sur des noms d’arbres. Un certain Africanus soutenait, contre Origène, la thèse suivante : si le texte de Suzanne contient des jeux de mots en grec, il ne saurait être la traduction d’un texte hébraïque. En conséquence, il n’aurait aucun intérêt. Origène, qui connaissait apparemment les procédés midrashiques, maintient sa position: Suzanne est bien un texte Juif. Notons, en passant, la chose étonnante de ce débat : si un texte n’est pas d’origine hébraïque, s’il est écrit directement en grec, il n’a aucune valeur. Le lecteur en tirera, en ce qui concerne les Evangiles, toutes les conclusions utiles. En voici une: les Evangiles ont été écrits d’abord en hébreu.

Certains détails de lexique nous permettent de progresser. L’histoire se passe chez les parents de Suzanne où “ tous ceux qui avaient quelque procès s’adressaient à eux ” (1,6). Le verbe grec utilisé ici est krinein. Or ce verbe intervient souvent dans cette histoire : Suzanne est condamnée (katekrinan); Daniel reproche à l’assemblée de condamner (anakrinantes) sans preuve (katekrinate) une fille d’Israël. Quoi de plus normal dans un procès, direz-vous? Sauf que krynon, en hébreu tardif signifie lys qui est justement le sens du nom de Suzanne (shoshana, le lys).

• qrynwn : lily
• šwšnh, šwšntʾ: lily

Ce lys évoque, bien entendu, le Cantique des Cantiques, d’autant que tout se passe dans un jardin bien clos.

Nous serions donc en présence d’une parabole dont il reste à découvrir le ou les sens. Découvrir est ici le mot adéquat. Suzanne est le récit d’un dévoilement (nigla). Certes, Suzanne se déshabille, faisant ainsi le bonheur des peintres et celui des amateurs d’énigmes midrashiques, mais il s’agit ici d’une mise à nu qui est le sens premier d’apocalypse.
Acceptons de nous perdre un moment dans la forêt des signifiants que nous propose ce récit. La scène se passe à Babylone, cette mise à nu commence donc par la mention de l’exil. Normal, en hébreu, l’exil (gola) sonne comme un dévoilement (nigla) ou un rouleau (megila, noter que shoshana a la même valence qu’esther). Dans notre récit un jugement (mishpat) va être confondu. Dans la tour de Babel, Dieu confond le langage (shephat) des révoltés en Gn 11,9.
Suzanne (shoshana) évoque aussi Suse (shushan) où, selon le midrash, une reine bientôt déchue (Vashti) avait refusé de montrer sa beauté en public. Le midrash nous apprend que la beauté signifie en réalité les bonnes actions. Esther accepte de paraître devant le roi au risque de sa vie. Suzanne n’a pas, contrairement à Vashti, honte de la loi. Voilà aussi pourquoi elle se déshabille.
Suzanne est fille de Hilqiya. Dans la Bible, ce nom est celui d’un Grand prêtre qui redécouvre la Tora. Sa maison est un lieu lié à la résolution des problèmes juridiques, une sorte de bet-din. Les parents de Suzanne sont des Justes (tsadiqim). Puisqu’ils s’opposent à des Anciens, certains commentateurs ont voulu voir un peu vite dans ce texte une controverse entre tseduqim (Saducéens) et Pharisiens. C’est peut-être trop tirer le texte vers l’Histoire.

Le père de Suzanne est un riche (‘asir) et sa maison va être confrontée à une malice (reshi’a) Il y a ici beaucoup trop de jeux de sens pour que soit un simple récit. Pour aller à l’essentiel, tout le mal vient des dirigeants, de ceux qui devaient guider le peuple. Suzanne entre chaque jour dans le gan (jardin) de son baal de mari pour se promener. Cette innocente marche (halakha ?) provoque étrangement la jalousie (qina ?) des deux mauvais Juges.

Le récit de Suzanne est une petite merveille de précision. La scène dans laquelle les barbons font semblant de se séparer pour se retrouver nez à nez pourrait être du Molière.

Un jour, s’étant quittés sur ces mots : Rentrons chez nous, c’est l’heure du déjeuner , et chacun s’en étant allé de son côté, chacun aussi revint sur ses pas et ils se retrouvèrent face à face. Forcés alors de s’expliquer, ils s’avouèrent leur passion et convinrent de chercher le moment où ils pourraient surprendre Suzanne seule. (1, 13-14)

De fait, ces Pharisiens (perushim les séparés) n’arrivent pas à se séparer. Ils restent toujours groupés. C’est pourquoi Daniel devra d’abord les séparer pour mieux les confondre.

Daniel leur dit alors : Séparez-les bien l’un de l’autre et je les interrogerai. (1, 51)

Les barbons attendent donc une occasion propice. Un jour, alors que la chaleur est à son comble, Suzanne décide de se baigner. Il faut bien entendu lire tout cela en hébreu : cette chaleur est la Hema, la colère divine. Suzanne entreprend de faire cesser les effets de la colère (lire : l’exil) en se baignant. Ça, c’est du midrash !

Suzanne est accompagnée de deux servantes comme dans Esther.

1,19 À peine les servantes étaient-elles parties, qu’ils furent debout (‘omedim ?) et lui dirent, en se jetant sur elle : 1,20 La porte du jardin est close, personne ne nous voit. Nous te désirons, cède et couche avec nous! 1,21 Si tu refuses, nous nous porterons témoins en disant qu’un jeune homme était avec toi et que tu avais éloigné tes servantes pour cette raison.»

Suzanne n’a donc pas le choix : soit elle commet l’adultère avec les barbons, soit elle est accusée par deux témoins d’adultère avec un amant.

• Procès de Suzanne.

1,22 Suzanne gémit : Me voici traquée de toutes parts : si je cède, c’est pour moi la mort, si je résiste, je ne vous échapperai pas. 1,23 Mais mieux vaut pour moi tomber innocente entre vos mains que de pécher à la face du Seigneur.» 1,24 Suzanne appela alors à grands cris. Les deux anciens se mirent aussi à crier contre elle, 1,25 et l’un d’eux courut ouvrir la porte du jardin. 1,26 Quand les gens de la maison entendirent ces cris dans le jardin, ils s’y précipitèrent par la porte latérale pour voir ce qui arrivait, 1,27 et quand les anciens eurent conté leur histoire, les serviteurs se sentirent tout confus, car jamais rien de semblable n’avait été dit de Suzanne. 1,28 Le lendemain, on se rassembla chez Ioakim, son mari. Les anciens y vinrent, iniques et ne songeant qu’à procurer sa mort. 1,29 Ils s’adressèrent à l’assemblée : «Qu’on fasse comparaître Suzanne, fille d’Helcias, femme de Ioakim.» On la manda : 1,30 elle parut donc, accompagnée de ses parents, de ses enfants et de tous ses proches. 1,31 Or Suzanne était très délicate et fort belle à voir. 1,32 Comme elle était voilée, ces misérables lui firent ôter son voile pour se rassasier de sa beauté. 1,33 Tous les siens pleuraient, ainsi que tous ceux qui la voyaient. 1,34 Les deux anciens se levèrent au milieu de l’assemblée et lui posèrent les mains sur la tête. 1,35 Elle pleurait, le visage tourné vers le ciel, son cœur sûr de Dieu. 1,36 Les anciens parlèrent : «Tandis que nous nous promenions (holekhim ?) seuls dans le jardin, cette femme y est entrée avec deux servantes. Elle a fermé la porte puis elle a renvoyé les servantes. (shalaH et ha amahot ? )1,37 Un jeune homme qui était caché s’est approché d’elle et ils ont couché ensemble. 1,38 Nous étions au bout du jardin et, voyant cette iniquité, nous nous sommes précipités vers eux. 1,39 Nous les avons bien vus ensemble, mais nous n’avons pu nous emparer du jeune homme : il était plus fort que nous, il a ouvert la porte et a pris la fuite (baraH ?)1,40 Quant à elle, nous l’avons saisie et nous lui avons demandé qui c’était. 1,41 Elle n’a pas voulu nous le dire. Voilà notre témoignage.» L’assemblée les crut : c’étaient des anciens du peuple, des juges. Suzanne fut donc condamnée à mort.

 

• Prière de Suzanne et retournement de situation.

1,42 Elle cria très haut : «Dieu éternel, toi qui connais les secrets, toi qui connais toute chose avant qu’elle n’arrive, 1,43 tu sais qu’ils ont porté sur moi un faux témoignage. Et voici que je meurs, innocente de tout ce que leur malice a forgé contre moi.» 1,44 Le Seigneur l’entendit 1,45 et, comme on l’emmenait à la mort, il suscita l’esprit saint d’un jeune enfant, Daniel, 1,46 qui se mit à crier : «Je suis pur du sang de cette femme!» 1,47 Tout le monde se retourna vers lui et on lui demanda : «Que signifient les paroles que tu as dites?»

 

•  Le Jugement de Daniel.

1,48 Debout au milieu de l’assemblée, il répondit : «Vous êtes donc assez fous, enfants d’Israël, pour condamner sans enquête et sans évidence une fille d’Israël? 1,49 Retournez au lieu du jugement, car ces gens ont porté contre elle un faux témoignage.» 1,50 Tout le monde se hâta d’y retourner et les anciens dirent à Daniel : «Viens siéger au milieu de nous et dis-nous ta pensée, puisque Dieu t’a donné la dignité de l’âge.» 1,51 Daniel leur dit alors : «Séparez-les bien l’un de l’autre et je les interrogerai.» 1,52 On les sépara, puis Daniel fit venir l’un d’eux et lui dit : «Tu as vieilli dans l’iniquité et voici, pour t’accabler, les fautes de ta vie passée, 1,53 porteur d’injustes jugements, qui condamnais les innocents et acquittais les coupables, alors que le Seigneur dit : “Tu ne feras pas mourir l’innocent et le juste!” 1,54 Allons, si tu l’as si bien vue, dis-nous sous quel arbre tu les as vus ensemble.» Il répondit : «Sous un acacia (schinon)» 1,55 «En vérité, dit Daniel, ton mensonge te retombe sur la tête : déjà l’ange de Dieu a reçu de lui ta sentence et vient te fracasser par le milieu (schisei).» 1,56 Il le renvoya, fit venir l’autre et lui dit : «Race de Canaan, et non pas de Juda, la beauté t’a égaré, le désir a perverti ton cœur! 1,57 Ainsi agissiez-vous avec les filles d’Israël, et la peur les faisait consentir à votre commerce. Mais voici qu’une fille de Juda n’a pu supporter votre iniquité! 1,58 Allons, dis-mois sous quel arbre tu les as surpris ensemble.» Il répondit : «Sous un tremble (prinon)» – 1,59 «En vérité, dit Daniel, toi aussi, ton mensonge te retombe sur la tête : voici l’ange de Dieu qui attend, l’épée à la main, de te trancher par le milieu, (prisei) pour en finir avec vous.» 1,60 Alors l’assemblée entière poussa de grands cris, bénissant Dieu qui sauve ceux qui espèrent en lui. 1,61 Puis elle se retourna contre les deux anciens que Daniel, de leur propre bouche, avait convaincus de faux témoignage. 1,62 Selon la loi de Moïse, on leur fit subir la peine qu’ils avaient voulu faire subir à leur prochain. On les mit à mort, et ce jour-là fut préservé un sang innocent. 1,63 Helcias et sa femme rendirent grâce à Dieu, pour leur fille Suzanne, ainsi que Ioakim son mari et tous ses proches, de ce que rien d’indigne ne s’était trouvé en elle. 1,64 Et de ce jour, Daniel fut grand aux yeux du peuple.

• Suzanne et les païens.

La difficulté de notre texte réside, comme souvent, dans le fait qu’il est le produit d’une condensation. Les accusateurs de Suzanne sont à la fois les mauvais dirigeants d’Israël et les païens. Suzanne serait Israël, jalousée par les païens à cause de sa fidélité envers Dieu. Selon ses accusateurs, elle veut en effet entrer seule dans le jardin (d’Eden). Elle referme la porte derrière elle. Puis elle renvoie les servantes (amahot sonne comme umot les Nations). Ses accusateurs la dévoilent (l’exilent, gola) pour se rassasier de sa beauté. Cela expliquerait pourquoi Daniel dit aux accusateurs : race de Kanaan et non de Juda. Notez qu’on a déjà ici le thème des marchands (du temple), puisqu’un kena’ani est aussi un marchand

La présence des païens signale la proximité du champ de forces de l’eschatologie. Quand un midrash convoque les païens, c’est que le messie n’est pas loin. En effet, l’entrée des païens est le même événement que la venue messianique. Le véritable héros de l’histoire de Suzanne pourrait bien être un personnage insaisissable, fugitif, et qui reste invisible. Suzanne est accusée de vouloir s’unir en secret à ce jeune homme. Ce jeune homme (baHur) est fort et il réussit à fuir (baHar) baHur veut dire aussi brave. Il s’agit du messie. Il réapparaît sous les traits du jeune Daniel qui ne lave pas seulement la faute de Suzanne, mais celle (originelle) de l’humanité (sous quel arbre… ?).

Pour qu’il y ait faute, il faut qu’il y ait unanimité des témoins, Daniel dissout la collégialité des témoins et les confond séparément. Rendant impossible la condition de la faute (le témoignage valide et identique de deux témoins) il sape la possibilité même de toute faute, de tout Jugement et de tout châtiment. On peut comprendre que ce texte soit resté apocryphe.

• Suzanne et les vieilles barbes.

Une Suzanne (ou une Suse, shushan) face à des faux témoins (‘edim) voila qui évoque l’expression shoshan ‘edut de Ps 60, 1.
Or le midrash tehilim sur ce verset nous explique: shushan c’est le Sanhédrin et ‘edut c’est la Tora. Un autre texte nous dit : Eyn zeqenim ela talmide Hakhamim. Quand on parle de vieillards ou d’anciens on parle des disciples des Sages.

Le sens de la megila de Suzanne serait alors le suivant : on aurait ici un plaidoyer, à la manière de eikha rabba (le Midrash sur les Lamentations) contre le décret apparemment inexorable qui frappe Israël et qui le condamne à un châtiment interminable (l’exil): Oui, cet exil cessera, car le péché d’Israël n’est pas inexpiable. En effet, Israël peut plaider au moins deux circonstances atténuantes qui sont un peu comme les deux témoignages en sa faveur : Les païens, à l’affût, cherchent sans cesse à le faire chuter dans l’idolâtrie, et de plus, ses propres dirigeants l’ont induit en erreur. C’est du moins ce que disent les Prophètes à longueur de Bible. Ézéchiel, par exemple, ne tarit pas de reproches contre les guides ou les pasteurs (ro’im), devenus ici tout naturellement des voyeurs (roim). Le Salut réside donc en Dieu, seul juge équitable, d’où la présence de Daniel (Dieu me juge). Dieu enverra bientôt son messie qui sera plus fort que les païens et que les pasteurs incompétents.

Texte messianique, Suzanne contient en germe des élaborations qu’on retrouvera dans les textes chrétiens. C’est un proto-évangile. Le bain de Suzanne est une tebila de repentance, et on trouve déjà dans Suzanne le thème des marchands, de la femme adultère, sans oublier l’essentiel : la critique des pharisiens. Ces derniers sont tournés ici en ridicule : ils ne songent qu’à imposer les mains à Suzanne. La semikhut de 1, 31 sonne comme mekhes, la redevance, la circoncision (à une femme ! et alors qu’on approche de la fin des temps ! nous devons comprendre que ces pharisiens sont complètement “ hors sujet”).

Certaines élaborations du midrash chrétien sur le pain azyme permettent de conclure que la devise du christianisme naissant était en quelque sorte :” la loi nous gonfle ”. Ici ce serait plutôt : “ la loi nous barbe”.

Un certain Hippolyte (170-235) dont l’identité est controversée semble partager cette lecture midrashique de Suzanne. Dans son commentaire sur Daniel, l’histoire de Suzanne est interprétée d’une façon nettement midrashique puisque le sens apparent (littéral) du texte est ignoré : Suzanne, c’est l’Eglise. Mais à l’époque d’Hippolyte, l’Eglise c’est tout simplement la qehila eschatologique, autrement dit Israël. Pour Hippolyte, les vieillards représentent ses persécuteurs tant juifs (ses guides) que païens. Le bain est une image de la tebila finale et représente le lavage des péchés.

 

• Solution du problème posé par Africanus.

Les jeux de mots en grec entre prinos et prisei d’une part, entre schinon et schisei d’autre part sont identiques en syriaque et probablement en hébreu tardif.

prynwn n.m. oak (chêne)
prs vb. to separate
skyns n.m. lentisque
skyn, skynʾ (sak.īn) n.m. knife
skynws n.m. rush