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Les yeux de Tamar

 Les yeux de Tamar

Juda, fils de Jacob et de Léa a trois fils : Er, Onân et Shéla. Er, l’aîné, épouse Tamar, mais Dieu le punit de mort car il devient soudain « mauvais ». Juda demande alors à Onân d’épouser Tamar, selon la loi du lévirat.  

(Cette loi n’avait pas encore été promulguée, mais on ne va pas trop compliquer, çà l’est déjà assez comme cela).Onân refuse d’accomplir cette loi, il ne veut pas que son frère mort ait, par ses soins, un héritier. Il est puni de mort lui-aussi. Méfiant, Juda craint que son troisième fils, Shéla, ne meure aussi à la suite de son mariage avec Tamar. Juda ne tient pas sa promesse de lui donner ce fils, en vertu de la susdite loi du lévirat. Elle en est réduite à utiliser un stratagème (se prostituer, lire : rester dans l’idolâtrie), pour pouvoir avoir un fils. Juda le reconnaît : tu es plus juste que moi.

• Le midrash relatif à Tamar.

Comme elle le fera pour Rahab, la littérature rabbinique va amplifier considérablement le thème de Tamar. Mais ces bouts d’élaboration midrashique sont éparpillés, dispersés sur de nombreux corpus, et fragmentaires. Pour comprendre le mode de production du midrash sur Tamar, il nous faut aller rechercher ces fragments dans un ensemble de textes qui va du Targum Néofiti à Onqelos en passant par le Pseudo-Philon ou le livre des Jubilés.
Tamar était, selon le midrash, une fille de Sem, le fils de Noé. Or Sem était un prêtre, et quand Tamar fut accusée d’immoralité et condamnée à être brûlée, ce serait, nous dit Gn Rabba 85, 11 selon les dispositions du verset Lv 21, 9 qui traite du cas des filles de prêtres. Tamar se voit donc reliée comme RaHab à la prêtrise. Un passage agadique du Talmud nous apprend que, dans la maison de son beau-père Juda, Tamar était si vertueuse et réservée, qu’elle veillait à maintenir constamment son visage recouvert d’un voile, raison pour laquelle Juda ne parvint pas à la reconnaître quand il la vit assise au bord du chemin (Sota 10b ; GnR 85, 9). Tamar priait Dieu pour qu’il lui accorde de ne ne pas rester stérile dans la maison de Juda (GnR 85, 8). En réponse aux questions de Juda, elle déclare qu’elle n’est pas idolâtre et qu’elle est célibataire (GnR 85 9; Sota 10a). Quand elle devient enceinte, elle n’a pas honte de son état, mais se vante au contraire d’être la future mère de rois et de rédempteurs (GnR 85, 11). Lorsqu’elle est accusée d’immoralité, elle ne veut pas révéler qu’elle est enceinte de son beau-père, car elle craint qu’une telle divulgation ne l’humilie, elle préfère mourir plutôt que l’incriminer (Berakhot 43a; Sota 12b). Elle espère toutefois qu’il avouera de lui-même qu’il est responsable de sa situation embarrassante, et lui envoie à cet effet les trois objets qu’il lui avait donnés en gage. Curieusement, contrairement à ce que nous dit la Bible, un passage du Talmud (Sota 10b) croit savoir que Juda continua à vivre avec elle maritalement. (Ces talmudistes, quelle audace ! ou quelle désinvolture !). Cette élaboration midrashique d’ensemble semble donc avoir pour but de justifier Tamar, tout comme les paroles de Juda qui affirme qu’elle est plus juste que lui. En Gn R85,9 le midrash attribue à Tamar un esprit de sainteté ce qui la rapproche de Rahab:
(Juda) demanda : Quel gage te donnerai-je ? et elle répondit : Ton sceau et ton cordon et la canne que tu as à la main (38,18). R. Hunia a dit : L’Esprit saint l’illumina. Ton sceau fait référence à la royauté, selon le verset : même si Konias, fils de Joiaqim, roi de Juda, était un sceau à ma main droite, je t’arracherais de là ! (Jr 22,24) ; ton cordon (petilekha) fait référence au Sanhédrin, selon le verset : et de mettre un fil de pourpre violette à la frange (Nb 15, 38) la canne (maté) fait référence au roi messie, selon le verset : Ton sceptre (maté) de puissance, Yahvé l’étendra depuis Sion (Ps 110,2).
Tamar partage donc plusieurs points communs avec Rahab: La prostitution, l’esprit de sainteté, la prêtrise, le fil rouge. Le Midrash haGadol (péricope Haye Sara 94) identifie les espions cachés par Rahab aux fils de Tamar. Tamar partage enfin avec Ruth le thème du lévirat.

• La construction midrashique du récit de Tamar.

La prise en considération de l’ensemble des fragments midrashiques sur Tamar confirme que l’élaboration relative à Tamar est bien un midrash centré sur l’entrée des païens à la fin des temps, tout comme les récits de Rahab et Ruth. Même le texte biblique devient limpide à condition d’intègrer la double entente. Les trois fils de Juda ne veulent pas que Tamar (les païens) ait un fils (un messie). La bible ne nous disait pas pourquoi Er mourut, mais le Testament de Juda nous révèle le motif secret de Er : Er ne voulait pas que Tamar ait un fils. Onân, est puni, non pas parce qu’il commet une faute par rapport au mariage ou à la sexualité (merci aux Bibles de tous bords qui ont culpabilisé des millions d’adolescents pendant des siècles) mais parce qu’il ne veut pas que Tamar bénéficie de la loi du lévirat. Or la Loi n’ayant pas encore été donnée, cette loi du Lévirat ne peut être ici qu’une allusion au messie, ce pourquoi cette loi prend tant de place dans le livre de Ruth. Il s’agit d’un simple effet de gematrie (ybm ayant la valeur de 52 qui est celle du messie). Quant à Shela, ce nom s’orthographie comme Shilo qui est un des noms du messie. Or Tamar commence à ouvrir les yeux (Tamar se tient même en un lieu nommé petaH ‘enayim, l’ouverture des yeux). Ce qui lui permet de commencer à apercevoir le vrai Dieu malgré son voile. Elle voit surtout que Shela grandit (le messie va arriver) et qu’elle n’y aura pas droit (elle n’est toujours pas entrée/mariée verbe kns). Le contexte eschatologique est indiqué par l’inversion : ‘Er ער (protecteur) s’inverse en ra’  רע (mauvais). Or à la fin des temps, les païens doivent entrer, au lieu qu’ici Juda veut faire sortir Tamar (Gn 38,24). Et la brûler, ce qui est la punition normale pour l’idolâtrie (Cf. Sodome, l’Apocalypse…). Mais ce terme brûler est ici trop expliqué (Tamar, fille de prêtre…) pour ne pas être lui-même une élaboration, d’autant que Juda est le Hama (beau-père/feu du soleil) de Tamar comme nous le rappelle le Targum Pseudo-Jonathan ou le Néofiti sur Gn 38,15.

• ḥm, ḥmʾ (ḥmā) : father-in-law
• ḥmyn, ḥmynʾ (ḥemyānā) : father-in-law
• ḥmynw, ḥmynwtʾ (ḥemyānūtā) :status of father-in-law
• br ḥm :son of father-in-law

Quelques caractèristiques du récit de Tamar.

• La tonte des moutons est ici un équivalent de la période des moissons qui, dans le livre de Ruth, vise la fin des temps. La tonte des moutons est d’ailleurs précédée, comme il se doit, du bain des animaux. Certains ont même envisagé d’étendre ce bain à d’autres animaux plus sauvages, voir sur ce sujet l’article:l’Atelier du midrash.

• Juda pensa qu’elle était une prostituée: la forme « féminine » de Gn 38, 15 (va-yeHashbea, ויחשׁבה) ne se trouve que 3 fois dans toute la bible. Dans les deux autres occurrences : en 1S 1, 13 dans le récit de la prière de Hanna et en Gn 15,6 (Abram crut en Dieu qui le lui compta comme justice, le contexte est à chaque fois la foi dans la promesse d’un fils. Sans même utiliser la gezera shava, on peut penser que le texte a utilisé cette forme rare pour nous faire comprendre que Tamar, dans sa recherche d’un fils est aussi juste qu’Abram et Hanna. Par le plus grand des hasards va-yeHashbea possède la valence messianique (52). Pas de doute, la caractérisation du messie comme fils est bien d’origine juive et de nature purement midrashique.

• Les Targumim et l’ouverture des yeux.

Le lieu où est assise Tamar est donc petaH ‘enayim, expression qu’il est très simple de traduire en Araméen. Mais le Targum est aussi un midrash et ici les trois targumim majeurs ont choisi de rendre cette expression de trois manières différentes. Onqelos opte pour parashut ‘enayim בְפָרָשׁוּת עֵינַיִם
Le targum pseudo-Jonathan opte pour parashat orHin  פרשת אורחין
Le Néofiti opte pour parshut orHata   פרשות אורחתה
Or parashut ‘enayim peut être lu: des yeux trop explicites (désirants); parshut orhata peut être compris comme la croisée des chemins ou la séparation des routes, tandis que parashat orHim peut évoquer le partage du messie ou son explication. En effet, le terme orHim (voyageurs) possède la valence messianique.

• pršh, prštʾ : crossroads, chapter, biblical lection
• pršw, pršwtʾ (pāršūtā) : separating, speaking explicitly, discrimination
• tmr, tmrʾ (temrā) : eyelid (paupière)

• Les jeux de sonorités dans le récit de Tamar.

‘er ער signifie à la fois ennemi (1S 28, 16, Ps 139, 20) et défenseur (Ml 2, 12 sens incertain)
‘erev: ערב se porter garant, cautionner, donner en gage, ‘eravon: gage
‘erev: se mêler à, plaire, soir, non-israélite, arabe, désert, insecte, corbeau
Anagrammes:
r’v, רעב re’avon = famine
r’ רע : malice, pensée, intention, mal, laideur, prochain, ami, autre
r’h: paître, conduire un troupeau

• Conclusion.

Le récit de Tamar est donc une élaboration qui semble explorer par la pensée l’entrée des païens dans le Judaïsme à la fin des temps. Il met en scène les positions possibles face à cette entrée: l’horreur traditionnelle face aux idolâtres et, en même temps, une plaidoirie pour la justification des païens à la fin des temps. La victoire ultime de la divinité ne peut signifier, à terme, rien d’autre que l’entrée des païens, comme le prévoient les Prophètes et notamment Zacharie 14,9: Alors Yahvé sera roi sur toute la terre; en ce jour-là, Yahvé sera unique, et son Nom unique, verset que les Juifs disent en principe chaque matin. Le personnage de Juda (le Judaïsme) commence par refuser l’entrée aux païens, mais il finit par endosser cette plaidoirie: il ne cesse de reconnaître son erreur. Il reconnaît que Tamar est plus juste que lui, il reconnaît les signes messianiques qu’elle lui montre. Le targum traduit même la reconnaissance de paternité de Juda ainsi : mineh hi me’avra, elle est enceinte de moi, ce qui peut aussi se lire : elle a péché à cause de moi. On ne peut pas reprocher leur paganisme aux païens et leur refuser la conversion. Les Evangiles, en revanche, ont besoin que les Juifs soient fautifs, sinon le messie ne peut advenir (puisqu’il ne vient qu’au comble de la faute) les Pharisiens y figurent donc en tant qu’ils refusent la conversion aux païens. Cf. vous n’entrez pas et vous empêchez les autres d’entrer. On a ici une sorte de darwinisme à l’envers concernant le midrash. Plus un midrash est simple et sommaire, plus il a de chance de se diffuser. Le midrash juif, dispersé et complexe, est resté dans les limbes.

• Dédoublement de personnalité.

La Bible connait une autre Tamar, sœur d’Absalon, et victime de la passion (un des sens du mot Hama) de son demi-frère Amnon. Ce dernier l’abandonne après l’avoir déshonorée. Elle retourne ensuite en larmes chez Absalom, où elle finit sa vie. Absalom vengera sa sœur en tuant Amnon (2S 13) tout comme David vengea les Gabaonites. Tamar serait, selon le midrash, la fille naturelle de David et d’une captive qu’il épousa après qu’elle ait quitté le paganisme et qui lui donna aussi Absalon. Tamar aurait donc pu (selon le midrash et contrairement aux lois du Lévitique) épouser Amnon si celui-ci avait simplement voulu attendre un peu. Amnon est ici la figure de l’impatience face à l’entrée des païens, qu’il ne faut faire entrer nipar violence, ni avant terme. Seul le Roi (lire : Dieu) peut hâter ce terme (2S 13, 13). Comme le mariage avec la demi-sœur est interdit par le Lévitique, cette autorisation correspond à l’allègement de la loi de la fin des temps. Les récits des deux Tamar seraient donc des élaborations proches puisque nous y retrouvons des thèmes communs comme celui de la tonte des moutons. En fait, on retrouve dans ce récit les mêmes éléments mais agencés autrement: Tamar est ici vierge et non prostituée, c’est Amnon qui agit par ruse en faisant semblant d’être malade, le thème de la prostitution (zenut) est présent sous la forme de la nourriture (mazon) que prépare Tamar, Tamar reste ici stérile. Cet attribut classique des païens signifie ici que l’admission trop hâtive des païens ne résout pas le problème de leur stérilité (absence de fils, c’est-à-dire de messie).