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Accomplissement

 Paradoxe de l’accomplissement

Dans le midrash juif, l’expression leqayem ma she-néémar (pour accomplir…) intervient en général après une petite histoire édifiante et avant un verset que cette histoire vient rappeler. Cette expression ne signifie pas véritablement que le verset en question annonce l’histoire racontée.

 Accomplissement, Annonce, Typologie.

Exemple : Selon le Targum shéni sur Esther les Juifs disent à un moment: Si nous allons en Médie, Haman va nous tuer, mais si nous restons à Suze nous sommes livrés entre ses mains ». Quand les juifs disent cela c’est « pour accomplir ce qui est écrit dans la Tora de Moïse: tu seras dans l’effroi jour et nuit, sans pouvoir croire en ta vie (Dt 28,66) ». Le verset du Deutéronome n’annonce pas ce que vont vivre ou vont dire les Juifs de Suse, mais dans leur impasse, les Juifs de Suse se souviennent des avertissements du Pentateuque, ils reconnaissent que le verset du Deutéronome n’est pas « vide », mais au contraire qu’il est « plein » (de sens). Dieu avait averti les Juifs que s’ils désobéissaient, ils seraient exilés. L’accomplissement comme dispositif textuel a clairement ici une fonction de rappel, non d’annonce.

Dans le midrash chrétien, en revanche, l’accomplissement est une autre opération. Il traduit la certitude que la fin des temps est advenue. L’accomplissement chrétien est une opération essentielle car le texte accompli va être lu comme annonce et devenir la cause de la lecture typologique de l’Ancien Testament. Dans le midrash Chrétien, « accomplir » un texte est une opération à deux faces. Le rédacteur produit un texte qui accomplit des événements devant se produire à un moment indéterminé, donc sur le mode inaccompli. Le lecteur, de son côté, finit inévitablement par lire ces textes selon le mode accompli. L’accomplissement s’effectue, coté producteur, par la création d’un nouveau texte. Coté lecteur, l’accomplissement suppose la réussite d’une illusion d’optique: le nouveau texte est lu désormais comme historique. Le texte accomplissant (autrement dit le midrash Chrétien) pour être réussi, doit créer l’illusion de l’historicité. Ce qui se produit inévitablement car le lecteur lisant le texte à l’accompli, il finit toujours par le lire comme Histoire. Il s’ensuit une conséquence essentielle: c’est que le texte « accompli » (le texte-cible, le verset biblique que le midrash Chrétien entend accomplir) devient l’annonce du second texte. Le Pentateuque et les Prophètes deviennent l’annonce du Nouveau Testament. Todorov a analysé ce mécanisme dans Symbolisme et Interprétation. Pour qu’il y ait typologie, nous dit Todorov, il faut deux textes : un qui annonce, l’autre qui accomplit. Mais ce qui est paradoxal, c’est qu’il faut inverser l’ordre « normal » de Todorov. L’annonce ne précède pas ce qui est accompli comme on aurait pu s’y attendre, l’accomplissement se situe avant l’annonce. C’est lui qui crée l’annonce. Ensuite, il n’y a pas d’événements, mais des illusions d’événements engendrées par le texte accomplissant.

Ce paradoxe d’un accomplissement qui se situe « avant son annonce » n’est pas quelque chose de si étrange pour la tradition juive et on peut même soutenir que les Juifs y sont habitués: Au Sinaï, ils auraient dit naasse ve-nishma’ nous ferons et nous écouterons. Autrement dit, ils obéissent à la Loi avant même sa promulgation.

La Bible ne contient nulle annonce à proprement parler. En effet, une annonce suppose un moment assignable pour sa réalisation. Sinon n’importe qui peut toujours « annoncer » un accident, ou une guerre, ou une naissance, cela n’engage à rien si cette personne ne désigne pas un moment précis. La Bible parle de choses mystérieuses qui devront se produire à la fin des temps, c’est-à-dire à une époque inexistante, un moment inassignable, un temps hors du temps. Elle reste toujours dans l’inaccompli.

Soit un passage de la Bible. Par exemple, celui-ci: et le plus courageux d’entre les braves s’enfuira nu‭, ‬en ce jour-là‭, ‬oracle de Yahvé (Amos 2, 16) Si vous voulez « accomplir » ce passage biblique sur le mode chrétien, vous devrez produire un deuxième texte qui accomplisse narrativement ce premier texte et faire en sorte qu’il soit lu à l’accompli et finisse par donner l’illusion d’être un événement historique. Par exemple: vous devrez écrire: Un jeune homme le suivait, n’ayant pour tout vêtement qu’un drap, et on le saisit; mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu (Mc 14,5-52)

A ce moment là seulement, le passage biblique que vous voulez « accomplir » pourra être lu comme l’annonce de votre texte. Vous avez créé de l’annonce. Amos annonce miraculeusement Marc. Et vous avez aussi créé de l’histoire. Car l’effet d’annonce va renforcer encore la crédibilité de votre texte qui n’était fondée au départ que sur l’illusion inhérente à tout récit. C’est le pouvoir performatif du récit qui fait que dès que j’ai dit : il était une fois, une famille…vous croyez a priori à l’existence de cette famille. On donne toujours crédit à un récit, « sous réserve ». Sous réserve de vérification ultérieure; donc d’accomplissement. Il y avait donc une famille qui devait s’exiler à cause de la famine…. Pourquoi l’auditeur ne croirait-il pas à ce début d’histoire ? Et ainsi de suite, jusqu’à la fin du récit. C’est ainsi que tout le monde croit a priori à l’historicité de Ruth, Rahab, Tamar ou Esther.

S’il y a soupçon, on entrera ensuite dans l’enquête, c’est à dire dans l’histoire (enquête est le sens premier du mot histoire). Certes, certains Docteurs du Midrash nous disent que Job ou la Reine de Saba n’ont jamais existé. Et la critique moderne a montré les invraisemblances de ces récits, si bien que ces récits perdent les uns après les autres leur historicité factice. Mais sans soupçon, le récit est toujours supposé vrai.

La rédaction des Evangiles en tant que récit d’accomplissement engendre donc deux choses: elle institue d’un seul mouvement l’Ancien Testament comme annonceET le Nouveau Testament comme Histoire. Or s’il est vrai que la Bible ne parle que du messie, l’Ancien Testament devient donc en totalité annonce du messie. Par conséquent tous les personnages (Adam, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Jephté, David, Job etc…) ne sont que des annonces du messie. Ce sont des types du messie. Mais comment se fait-il que ces personnages n’étaient pas vus comme tels avant ? Justement, c’est l’annonce évangélique qui ouvre le texte biblique qui était jusque là fermé à l’intelligence. L’annonce évangélique ouvre donc le texte biblique ce qui est bien la fonction d’un midrash.

Evangile signifie annonce (de la bonne nouvelle). En s’énonçant comme accomplissement, l’Evangile a créé une nouvelle entité: la « bible-comme-annonce ». Du coup, il ne peut plus se détacher de ce texte qu’il a posé comme sa condition et son fondement. Il doit le garder comme annonce, c’est-à-dire comme preuve. La preuve du NT c’est l’AT. Si l’AT disparait le NT n’a plus de base. D’où la nécessité de maintenir l’AT contre le marcionisme qui souhaitait s’en défaire.

On voit immédiatement la circularité folle inhérente à ce dispositif: une fois l’annonce réalisée, le texte annonciateur devait en principe voir son importance décroître. L’AT étant dépassé, devait disparaître, mais voilà: on ne peut faire disparaître la preuve. Le NT ne peut donc jamais triompher glorieusement car il reste toujours dépendant de l’AT. D’où la tendance récurrente à s’affranchir de l’AT. Mais on ne peut pas s’en affranchir car…et ainsi de suite.