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La prédiction à Vespasien

 La Prédiction à Vespasien

Il est apparu à de nombreux lecteurs que nous avions tendance, dans cette Revue, à sous-estimer les témoignages historiques relatifs aux personnages midrashiques ou évangéliques. Pour rétablir un juste équilibre entre midrash et histoire nous allons ici abandonner le Midrash pour donner la parole à l’Histoire. 

 Pour cela, rien de mieux que de revenir aux textes des historiens. Nous étudions dans cet article un passage de Flavius Joséphe. Du solide donc, pas de l’impalpable, de l’insaisissable, du vaporeux (bref du midrash). Voici donc un passage dans lequel Flavius Josèphe prédit l’Empire à Vespasien.

Ayant ainsi échappé aux coups des Romains et à ceux de ses propres concitoyens, Josèphe fut conduit par Nicanor auprès de Vespasien. De toutes parts les Romains accouraient pour le contempler et, autour du prétoire, il y eut une presse énorme et un tumulte en sens divers : les uns se félicitaient de la capture du chef, d’autres proféraient des menaces, quelques-uns se poussaient simplement pour le voir de plus près. Les spectateurs les plus éloignés criaient qu’il fallait châtier cet ennemi de Rome, mais ceux qui étaient à côté se rappelaient ses belles actions et ne laissaient pas d’être émus par un si grand changement. Parmi les généraux il n’y en eut pas un qui, si fort qu’il eût d’abord été irrité contre lui, ne se sentit quelque pitié à sa vue : Titus fut touché par la constance que Josèphe montrait dans l’adversité et saisi de compassion en voyant sa jeunesse. En se rappelant avec quelle ardeur il les avait combattus naguère et en le considérant tombé maintenant entre les mains de ses ennemis, il évoquait toute la puissance de la fortune, les rapides vicissitudes de la guerre, l’instabilité générale des choses humaines. Aussi amena-t-il dès lors beaucoup de Romains à partager sa pitié pour Josèphe et fut-il auprès de son père le principal avocat du salut de son captif. Cependant Vespasien commanda de garder celui-ci avec la plus grande exactitude, se proposant de l’envoyer le plus tôt possible à Néron.

C’est au luxe de détails rapporté par Flavius qu’on reconnait l’authenticité du texte historique, on a ici une scène pleine de vie. On croirait lire un passage des Actes des Apôtres, autre texte historique bien connu. Comme il s’agit d’un événement réel, historique, Flavius parle de lui à la troisième personne.

Quand Josèphe entendit cette décision, il exprima le désir de s’entretenir avec Vespasien seul à seul pendant quelques instants. Le général en chef fit sortir tout le monde excepté son fils Titus et deux de ses amis. Alors Josèphe :….. Tu seras César, ô Vespasien tu seras empereur, toi et ton fils que voici …. En entendant ces paroles, le premier mouvement de Vespasien fut l’incrédulité : il pensa que Josèphe avait inventé ce stratagème pour sauver sa vie. Peu à peu cependant la confiance le gagna, car déjà Dieu le poussait vers l’Empire et par d’autres signes encore lui présageait le diadème.

Même si nous sommes ici dans l’Histoire la plus historique qui soit, un certain nombre de détails ne manquent pas d’attirer notre attention. Tout d’abord, Vespasien ne réagit pas immédiatement à la prédiction de Josèphe. Il l’oublie. Jusqu’ici, rien que de très normal. Les grands de ce monde sont si distraits. Puis, comme dans le récit de Pharaon ou celui d’Assuérus, il se souvient un beau jour de cette prédiction. Il se souvient que Josèphe est captif. Dans cette séquence, Flavius nous décrit un personnage (lui même, Josèphe) qui agit comme son homonyme, le Joseph biblique. Voilà qui est de nature à jeter un léger doute sur le crédit qu’on peut apporter au témoignage de notre historien. Mais là où notre doute se transforme en soupçon c’est lorsqu’on s’avise que dans le midrash, la même « prédiction à Vespasien » est attribuée à YoHanan ben Zakaï. Lui aussi, au risque de passer pour un traître à son peuple, demande à sortir de Jérusalem assiègée, en feignant être mort, afin de tenter de sauver l’essentiel.

R. YoHanan b. Zakaï sortit du linceul et se dirigea vers les soldats de Vespasien. Il leur dit : Où est le roi ? On vint dire à Vespasien qu’un juif le cherchait. Il dit : laissez-le entrer. A son arrivée, il s’exclama : Vive domine Imperator ! Vespasien lui fit remarquer : Tu me donnes une salutation impériale, or, je ne suis pas empereur, et si l’Empereur entend cela, il me ferait exécuter. Le Maître lui dit : si tu ne l’es pas encore, tu le deviendras, car le Temple ne sera détruit que par la main d’un roi, ainsi qu’il est écrit : et sous les coups d’un Puissant, le Liban tombera (Is 10,34) (Lamentations Rabba éd. Nouveaux-Savoirs)

Comme Flavius, YoHanan cherche donc à préserver l’essentiel, à savoir d’abord la survie physique du peuple juif. Nous sommes donc devant un dilemme. Si Vespasien a bien reçu cette prédiction, il ne l’a pas reçue de deux personnages différents. Il nous faut donc choisir entre YoHanan et Flavius. A moins d’ouvrir le champ des hypothèses: la prédiction au vainqueur était peut-être un lieu commun, une sorte de proverbe. Une manière de légende qui circulait, comme celles relatives à Alexandre le Grand. Mais puisque le midrash pratique lui-même l’herméneutique du soupçon, comme dirait Ricœur, autant la pratiquer jusqu’au bout.
Cette prédiction est-elle réellement une prédiction au sens où nous l’entendons couramment ? Je ne parle même pas ici de la dimension divinatoire ou prophétique de la chose. Ni Flavius ni YoHanan ne sont des prophètes ni ne lisent l’avenir. Parfois, on fait semblant de prédire la royauté pour un motif quelconque: flatter le récipiendaire afin peut-être d’écarter sa colère ou d’obtenir quelque faveur. Eh bien, même à ce niveau, il n’est même pas certain qu’on ait ici une prédiction. Il n’est pas du tout certain que cette prédiction soit une trahison ou un ralliement quelconque à Rome. En effet, observons la manière dont YoHanan s’adresse à Vespasien: « tu vas devenir Roi car seul un Roi peut détruire le Temple ». Et de citer, à l’appui de cette prédiction, Isaïe 10, 34 qui parle du Liban.
Vespasien comprend ce verset d’Isaïe du premier coup. Aucun doute, Vespasien connaît parfaitement le midrash, il sait bien que le Liban est une allusion au Temple de Jérusalem (à cause d’un double jeu de mots sur la racine laban blanchir et sur la synonymie entre blanchir et pardonner. Or les sacrifices du Temple ont pour fonction de pardonner et donc de blanchir le peuple. Tout cela est évident pour Vespasien, ll aura sans doute appris cela chez Cicéron). Malheureusement, nous allons voir que Vespasien manque ici de vigilance midrashique. Il aurait dû être plus soupçonneux. En effet, si Vespasien avait été plus assidu à ses cours de midrash, il aurait eté beaucoup moins enthousiaste devant la prédiction de YoHanan, il aurait peut-être vu que la citation de ce Docteur était encadrée par deux versets peu encourageants pour l’avenir de Rome.
Le verset qui précède la citation d’Isaïe contient en effet une allusion à la chute de la ville hautaine (la hauteur, rama, est toujours lue roma)

les plus hautes (rame) cimes sont coupées, les plus fières sont abaissées (Is 10,33)
et suivie du verset:
Un rejeton sortira de la souche de Jessé…. (Is 11, 1)

Autrement dit, YoHanan ne flatte pas du tout Vespasien, il lui annonce au contraire la chute annoncée de Rome et l’avènement messianique qui doit lui faire suite.
YoHanan utilise donc ici la double entente comme le montre la suite étonnante du dialogue entre YoHanan et Vespasien entouré de ses généraux et où l’on va voir que YoHanan cite une sorte de proverbe (tout à fait de circonstance) où il est question d’un voisin violent qui serait une menace pour tout le voisinage.
Voici ce dialogue:

On demande à YoHanan: Si le serpent se niche dans le tonneau, que faut-il lui faire ?
Il répondit : fais venir un charmeur, charme le serpent et laisse le tonneau intact.

le souçi de Vespasien n’est pas, pour l’heure, l’art de charmer les serpents, mais de contrôler la révolte juive. On discute donc de diplomatie et de guerre à coup de paraboles. YoHanan conseille à Vespasien d’amadouer les révoltés et d’épargner la ville. Les généraux de Vespasien sont d’un avis contraire:

Le général Pangar dit au contraire : Tue le serpent et brise le tonneau.

Mais peut-on détruire un pays tout entier ?
On demanda encore à YoHanan : si le serpent se niche dans la tour, que faut-il faire de lui ?
A nouveau YoHanan conseille la modération, le dialogue et la diplomatie.
Il répondit : cherche un charmeur, charme le serpent et laisse la tour intacte.
Le Général de Vespasien maintient son option violente.
Pangar dit : Tue le serpent et brûle la tour.
R. YoHanan dit alors à Pangar :
un voisin violent est une menace pour tout le voisinage.
On voit ici que les Maîtres du Midrash sont avant tout des maîtres dans l’art de la langue, car, en une phrase, YoHanan donne à Vespasien une leçon de diplomatie. Les Arabes, voisins de la Judée, verront dans la politique de Pangar un avant-goût de ce qui les attend et deviendront les ennemis implacables des Romains. Ce qui arriva effectivement.