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Malaise dans l’interprétation

 Malaise dans l’Interprétation

Depuis quelques temps, le livre de Josué est un livre qui met paraît-il les biblistes mal à l’aise. Voici par exemple ce qu’on peut lire sur un site tout ce qu’il y a de plus orthodoxe: À le parcourir, le Livre de Josué met mal à l’aise. Comment admettre tant de récits de massacre où disparaissent dans le feu des populations entières ?

 Les biblistes sont des gens épatants. Pendant des siècles ils nous expliquent que la Bible est un livre d’histoire. Ensuite, quand ils s’aperçoivent que des groupes de gens, sans doute un peu simplets, ont pris cela pour argent comptant, ils se récrient: halte-là, malheureux ! Ce n’est pas si simple !

Et le malaise est d’autant plus grand que certains groupes extrémistes revendiquent ces textes pour conforter leurs vues idéologiques. Dès lors, il nous faut apprendre à situer le discours de ce livre dans un temps et un mode d’écriture qui ne sont plus les nôtres. Nous tâcherons donc d’en évaluer l’historicité et plus encore, la portée théologique. Pour éviter de projeter indûment l’actualité sur des textes fort distants dans le temps, nous allons soumettre le Livre de Josué au feu de la critique historique.

Mais on va voir que les biblistes ont beaucoup de mal à brûler ce qu’ils ont adoré. Ils ont énormément de mal à abandonner le postulat historique. Ainsi par exemple, lorsqu’ils décident d’abandonner l’Histoire, ils commencent par interroger…. devinez qui ? l’Archéologie. OK, Blanche-Neige n’a jamais existé, mais faisons quand même des fouilles dans la maison des sept nains. On ne sait jamais!

Lorsqu’au XXe siècle, les archéologues ont fouillé le tell de Jéricho, force leur a été de constater qu’à l’époque supposée de l’arrivée des Hébreux conduits par Josué, il n’y avait qu’un tas de ruines. L’histoire biblique rejoindrait-elle le grand fond esthétique des mythologies du Proche Orient ancien ?

Puisque l’archéologie est muette, il ne reste plus que la mythologie. Le midrash ne fait jamais partie de l’horizon intellectuel des biblistes.

• Biblistes, encore un effort…

Après avoir défendu bec et ongles le « tout historique » les biblistes sont inquiets de la tournure des événements en Cisjordanie (les groupes extrémistes, colons et Hamas, qui argumentent à coup de versets bibliques ou coraniques). Ils prônent donc l’approche critique, mais avec prudence. Vérifions d’abord qu’aucun archéologue n’a rien à produire. Pas d’ostraca, pas de tesson de poterie, pas d’épaules de chameau ? Adjugé, passez-moi le tampon « mythologie ».

Les dégâts causés par l’historicisme des biblistes commencent à apparaître, et pas seulement en Cisjordanie. Voici le cas d’une victime peu connue de l’historicisme biblique, l’abbé Pierre. Dans un ouvrage récent, l’abbé Pierre déclarait à Bernard Kouchner :

.. toutes vos énergies se trouvent mobilisées par la réinstallation du grand temple de Salomon à Jérusalem, bref, de l’ancienne cité du roi David et du roi Salomon. Or vous vous basez pour cela sur tout ce qui dans la Bible parle de Terre promise. Or, je ne peux pas ne pas me poser cette question : que reste-t-il d’une promesse lorsque ce qui a été promis, on vient de le prendre en tuant par de véritables génocides des peuples qui y habitaient, paisiblement, avant qu’ils y entrent ? … Quand on relit le livre de Josué, c’est épouvantable ! C’est une série de génocides, groupe par groupe, pour en prendre possession ! Alors foutez-nous la paix avec la parole de Terre promise ! Je crois que – c’est çà que j’ai au fond de mon coeur – que votre mission a été – ce qui, en fait, s’est accompli partiellement – la diaspora, la dispersion à travers le monde entier pour aller porter la connaissance que vous étiez jusqu’alors les seuls à porter, en dépit de toutes les idolâtries qui vous entouraient, etc.

Un dirigeant écologiste, Alain Lipietz, raconte sur son site:

je reçus quelques jours plus tard un appel téléphonique. L’abbé Pierre m’attendait pour dîner. En fait, il était à deux kilomètres de chez moi… Je traversai le réfectoire d’un refuge pour SDF et entrai dans sa cellule. Une petite couchette lui servait de lit. Une étagère, une petite table et deux autres convives, ses neveu et nièce. Lui m’apparut minuscule mais, en m’approchant, j’étais bien plus ému qu’en Californie au pied du plus vieux séquoia, le plus vieil être vivant du monde. J’avais littéralement l’impression d’approcher un saint vivant. ….Il aborda lui-même le sujet pour lequel j’étais venu. J’essayai de lui expliquer que les crimes des gouvernements israéliens et les droits du peuple palestinien se suffisaient à eux-mêmes sans qu’on ait à y mêler des appréciations religieuses sur les droits du peuple d’Israël à la Terre promise. Israël existait non à cause de la promesse divine mais par une décision de l’ONU, en compensation de la Shoah et de l’intolérance indécrottable de l’Occident chrétien, et le tort du Monde fut de n’avoir rien prévu pour protéger les Palestiniens qui se trouvaient à leur tour lésés.
– Mais justement, dit-il, ce qui m’agace, c’est leur manie de justifier leur droit par des références bibliques ! Moi, je n’ai jamais été antisémite. Je faisais passer la frontière à des Juifs pendant la guerre. Dès que j’ai appris que le concile de Vatican II ratifiait le schéma XIII (Lumen gentium), j’ai déchiré toutes les pages de mon bréviaire où il était question de « peuple déicide » : depuis le temps que j’attendais ça ! Mais enfin, Dieu leur a donné cette terre et puis, devant leur inconduite, Il la leur a reprise. Et, ouvrant sa Bible, il me cita quelques passages d’un prophète (sans doute Osée) où Yahveh reniait son peuple : « Je t’appellerai Plus-Mon-Peuple, je te retirerai la Terre que je t’avais donnée… »

Lipietz ne remarque pas tout de suite la contradiction du Saint:  » ce qui m’agace, c’est leur manie de justifier leur droit par des références bibliques ! » et aussitôt il ouvre une bible pour justifier par une référence biblique le non-droit des Juifs.

J’étais abasourdi par ce mélange des plans.
– Mais, mon Père, tentai-je de lui dire, vous savez bien que toute cette histoire est une parabole, une midsrah comme disent les Juifs, pour représenter les rapports difficiles et conflictuels de Dieu et de l’âme humaine ! On ne peut baser aucun droit géopolitique là-dessus !
– Comment, mais vous ne croyez pas que ce sont des faits historiques ?
– Non… D’ailleurs, pour les plus vieux textes de la Bible, Yahveh était seulement le Dieu d’Israël, ce n’est pas le Dieu Unique tel que nous le concevons et qui n’apparaît que dans le Deutéro-Isaïe.
– C’est quoi, le Deutéro-Isaïe ?
– Eh bien, la dernière partie du livre d’Isaïe, quand, pour les Juifs, leur Dieu devient universel, créateur de tous les Hommes et les aimant tous…

Lipietz est consterné:

Je me sentais totalement ridicule. Agnostique, j’étais devant un saint et je lui faisais le catéchisme. J’eus envie de m’enfuir à toutes jambes. Mais lui secouait la tête tristement, les yeux baissés : « Vous comprenez, on ne m’avait pas expliqué tout ça ! Moi, je n’étais pas un Dominicain, j’étais un Capucin ! »

Conclusion : il faut que les mécréants enseignent le midrash aux Saints. D’urgence. Une sorte de Révision Générale des Péricopes bibliques. Les Saints n’ont en effet jamais entendu parler du Midrash, pour eux tout est historique (- Comment, mais vous ne croyez pas que ce sont des faits historiques ?) Par exemple le livre de Josué est pour notre Saint un livre historique, et pour lui ce livre raconte une shoah commise par les Juifs. De même, Noé a inventé l’esclavage, en maudissant son petit-fils. Je vous laisse deviner les conséquences de la lecture non-midrashique de Noé dans certains cercles. Comme l’Eglise ne comprend plus rien au midrash, elle ne comprend plus rien à la bible. Même Daumier, on l’a vu, comprenait encore que la guerre de Josué est une figure de la lutte eschatologique contre le mal. Mais pour notre Saint (ainsi que pour les fondamentalistes musulmans) c’est une shoah qui relativise donc, et même invalide, la shoah de la seconde guerre mondiale.

Dans la lettre qu’il adresse le 15 avril 1996 à Roger Garaudy, l’abbé utilise sans sourciller le terme shoah:

«Tout a commencé, pour moi, dans le choc horrible qui m’a saisi lorsque après des années d’études théologiques, reprenant pour mon compte un peu d’études bibliques, j’ai découvert le livre de Josué. Déjà un trouble très grave m’avait saisi en voyant, peu avant, Moïse apportant des «Tables de la loi» qui enfin disaient «Tu ne tueras pas» voyant le Veau d’or, ordonner le massacre de 3 000 gens de son peuple. Mais avec Josué je découvrais (certes conté des siècles après l’événement) comment se réalisa une véritable «Shoah» sur toute vie existant sur la «Terre promise». […]. La violence ne détruit-elle pas tout fondement de la Promesse ?»

En fait, du massacre des populations du pays de Canaan à la fondation de l’Etat d’Israël, l’abbé Pierre suggère la récurrence du même geste exterminateur d’un peuple bourreau : «Je constate écrit-il, qu’après la constitution de leur Etat, les Juifs, de victimes, sont devenus bourreaux».

Garaudy partage cette idée:

(la guerre de Josué) a toutes les caractéristiques d’un projet exterminateur planifié «à froid «, méthodiquement organisé et gradué. (…) Il n’y a rien de ce qu’a dit Hitler qui n’ait été écrit auparavant dans la Bible.

Bien sûr, on peut toujours dire que Garaudy est un clown, mais que dire d’un universitaire comme Louis Sala-Molins ? Dans un ouvrage intitulé Le Livre rouge de Yahvé, cet auteur affirme que sous la dictée de Yahvé, les juifs ont inventé l’esclavage au moment de la malédiction de la race de Canaan par Noé, et qu’ils ont été les premiers praticiens de la solution finale quand, sous la conduite de Josué, ils ont mené une guerre d’extermination contre les Cananéens.

 

• L’hypothèse midrashique.

Mais si le livre de Josué doit être destitué de toute historicité, de quoi nous parle ce livre ? Quel est son sens ultime ?
L’hypothèse que nous avançons ici c’est que le livre de Josué est lui-même un midrash et qu’il a même été lu comme tel par le Christianisme. L’élaboration chrétienne sur le livre de Josué est cruciale car elle a fourni la réponse chrétienne à la question classique du nom du messie. Josué a en effet donné son nom au messie chrétien et c’est pourquoi le messie chrétien se nomme Josué. Mais pour que cela apparaisse clairement, il faut au préalable que nous dégagions la formule du livre de Josué. Quelle est donc la formule du livre de Josué ?
Celle-ci: Josué est un agent de l’eschatologie (je précise que l’eschatologie, ce n’est pas un service de renseignement israélien, mais un autre nom de la « fin des temps », ceci pour les « capucins » qui n’auraient pas eu le temps de bénéficier de la formation biblique minimale requise). Un agent du combat final contre le mal. Josué combat le mal absolu (personnifié par Amalek, sorte d’Antéchrist de la tradition juive) il est donc potentiellement un messie. Cette potentialité, la lecture midrashique va chercher à la transformer en certitude par fouillage. Et quand on fouille on trouve. Par exemple lorsqu’on lit en Dt 34, 9 que Josué est « rempli de l’esprit de sagesse », on peut lire que Josué est le messie. Comment ? Par gématrie. male ruaH hokhma vaut en effet 358 qui est une valence du messie.

Josué est le témoin de la conversion de Rahab et de la trahison d’Akhan. C’est pourquoi les Evangiles seront avant tout le récit de la conversion des païens et de la trahison de Juda. Ces conversions (qui, narrativement, se présentent comme des scènes de guérison) forment en effet 95% du texte évangélique. On a vu par ailleurs que pour les Pères de l’Eglise, Rahab est la figure de l’Eglise et que Josué est le type de Jésus. Narrativement, les Evangiles suivent à la lettre le schéma du livre de Josué. Jésus commence son ministère comme Josué par le passage du Jourdain. Josué fait entrer dans la terre promise, Jésus fait entrer dans le repos du 7e jour (à moins que ce ne soit le 8e). Josué récapitule les bénédictions et malédictions aux monts Ebal et Gerizim, Jésus prononcera donc les Béatitudes et les Malédictions contre les Pharisiens. Le miracle de Josué arrêtant le soleil à Gabaon ne figure certes pas dans les Evangiles, mais nous avons montré ailleurs que la péricope relative à la belle-mère de Pierre en était l’équivalent midrashique. D’autres détails plus difficiles à repérer, montrent que le livre de Josué a servi de matière aux élaborations évangéliques: Josué est ainsi le témoin de la mort d’Eléazar, Jésus verra donc mourir un Lazare. Josué et Jésus sont les agents d’une seconde circoncision. Etc.

Les premiers chrétiens ont vu avant tout dans le livre de Josué un élément essentiel: ce livre raconte l’entrée dans la terre promise, mais cet évènement n’est lui-même important que par ce qu’il fait signe vers un autre évènement bien plus essentiel: Dieu réalise les promesses faites aux Patriarches (de leur donner la terre). Cette promesse de la terre est identique, en réalité, à la promesse de l’envoi du messie, car c’est lui qui à la fin des temps devait faire revenir Israël sur sa terre. C’est cette promesse qui est accomplie narrativement dans les Evangiles: Josué-Jésus vient détruire le mal, convertir les païens, punir les juifs qui ont trahi et faire entrer le peuple sur sa terre.