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Shabbataï Tsevi

 Sabbataï Tsevi

L’ouvrage magistral de Gershom Scholem, Sabbataï Tsevi, le messie mystique illustre parfaitement le mode de production des élaborations messianiques. Cet ouvrage montre bien comment l’espoir messianique peut sommeiller de manière invisible, tel un volcan endormi, pour se réveiller brutalement lorsque certaines circonstances historiques extrêmes se trouvent réunies.

 La Sabbataïsme est une des répliques du tremblement de terre qu’avait constitué le mouvement messianiste chrétien. Certes, il y eut avant Sabbataï Tsevi d’autres éruptions messianistes, mais la particularité du séisme sabbatéen, c’est qu’il a été à deux doigts d’emporter la totalité du Judaïsme vers le rejet de sa propre identité et une apostasie générale, acceptée et consciente de surcroît. Ce qui s’est joué là, c’est rien moins que la fin du Judaïsme. Sans la brutale réaction des autorités rabbiniques, la majeure partie du Judaïsme serait actuellement une secte musulmane hérétique, évoluant au mieux vers un marranisme turc. La minorité restante se serait recroquevillée dans un ritualisme asséché, ou aurait implosé en un millier de sectes, à l’image du protestantisme.

Les conditions de ce réveil tellurique sont comme toujours l’excès, le comble. Or, pour ce qui est de la souffrance, les Juifs de l’époque sont comblés. L’expulsion d’Espagne avait préparé le terrain. Ce sont les terribles massacres commis en 1648 par les Cosaques de Chmielnicki, en Pologne, qui furent, semble-t-il, l’événement déclenchant.

Les pogroms de Pologne passent dans la conscience juive à travers le colportage d’une rumeur, qui élabore le fait historique et lui donne le statut d’épreuve. Une telle tuerie devient un phénomène psychique de masse qui mobilise la culpabilité des auditeurs, exigeant une réponse rationnelle qui ne vient pas. À l’instar de l’exil, cet événement est alors interprété comme châtiment divin. Mais dans le registre de l’eschatologie, qui dit châtiment et épreuve, dit aussi expiation et rédemption imminente: C’est en éprouvant son peuple que Dieu le sauve. L’épreuve étant de taille, le Salut est donc proche. La monstruosité même des massacres devient l’indice de la proximité du Salut. On aurait là une sorte de pattern maniaco-dépressif, l’expiation entraînant une sorte d’euphorie mystique par dissipation momentanée du sentiment de culpabilité. Selon Scholem, Sabbataï Tsevi aurait déclaré qu’en Pologne, le messie fils de Joseph venait de mourir sous les traits d’une sorte de Juif Inconnu: Abraham Zalman. C’est dire si le salut final est imminent. Ceci est crucial pour penser rétrospectivement le mouvement messianiste chrétien. Nul besoin de l’existence historique d’un individu nommé Salut (Jésus) pour expliquer ce mouvement, tout massacre perpétré par les Romains, comme par exemple celui consécutif à la révolte de Bar Kokhba, est un événement potentiellement déclenchant. C’est sans doute ce que veut signifier le Talmud lorsqu’il nous rapporte que lors de la révolte de Bar Kokhba, Rabbi Aqiba ait pu dire: Celui-ci est le Roi messie. Et à son propos, il cita le verset: Un astre issu de Jacob… (Nb 24,17).

Scholem montre que l’explosion sabbatéenne est née de la rencontre d’un homme souffrant de troubles psychiques et d’une sorte de thérapeute, Nathan de Gaza. Ce dernier connaissait un grand succès dans les milieux juifs marqués par la cabale lurianique. Luria avait profondément renouvelé la cabale traditionnelle en réinterprétant l’Exil comme un phénomène cosmique et anthropologique, et non comme un simple événement historique et particulariste. De plus, il avait proposé, avec le concept de tiqun, une sorte de moyen d’action de l’homme sur le monde et sur l’évolution des choses. Analogue à ce qu’il faut bien appeler une sorte de magie, le tiqun donne un sens supportable à la vie exilique: l’homme peut agir pour la délivrance messianique. Il n’est pas condamné à une attente passive, il devient co-opérateur de la délivrance.

Nathan de Gaza parvient à comprendre le malaise de ses “patients” et à leur prescrire le tiqun approprié à leur âme. Sa clé d’interprétation est la doctrine du messie. Il interprète toujours le désêtre de ses auditeurs comme désir de messie, et, grâce à la doctrine de Luria, il leur indique comment agir pour hâter la satisfaction de ce désir.

Or, Sabbataï Tsevi souffre de graves troubles de l’humeur, que Scholem identifie à une psychose maniaco-dépressive. Dans ses phases maniaques, il se livre à des actes étranges, comme par exemple: rapporter chez lui un gros poisson et l’habiller en nourrisson, prononcer le nom divin ineffable, tenter d’arrêter la course du soleil, chanter, à l’office, de vielles chansons d’amour espagnoles ou déclarer recevoir de Dieu de nouvelles lois. Ces fantaisies, difficilement acceptables pour le Judaïsme de l’époque, aboutissent invariablement à son expulsion de la ville par les Rabbins du cru. Il est ainsi contraint à l’errance, à l’exil dans l’Exil. Ce rejet, et la dérision dont il est l’objet ne le guérissent pas de cette alternance de phases, elles semblent même la renforcer.

Sabbataï Tsevi consulte donc Nathan de Gaza, et celui-ci va donner un sens eschatologique à ses troubles. L’alternance des phases de son humeur n’est-elle pas à l’image de l’alternance entre les phases de faveur divine et d’absence de Dieu? Lorsque Sabbataï tente d’arrêter le soleil (Hama), n’est-ce pas pour mettre fin à la colère divine (Hama) et ouvrir ainsi l’ère messianique? Isaïe ne décrit-il pas le messie comme malade dans son chapitre 53?

La relation qui s’établit entre les deux hommes est-elle un délire à deux? Ce qui est certain, c’est que personne n’invente rien. On fouille (sens du mot midrash) les textes, à la recherche d’indices sur la venue messianique et, comme dans toute bonne tragédie, on découvre que le texte parle de soi. Cette étoile messianique dont parle l’Écriture, n’est-elle pas Sabbataï? (Sabbataï est le nom hébreu de la planète Saturne). Son nom tsevi signifie gazelle ou cerf, animal souvent associé à la biche, qui est en réalité un agent de l’eschatologie (ayelet ha-shaHar). Mais ce nom signifie aussi orgueil, parure, gloire. Ce nom porte donc en lui les significations contradictoires de l’animal pourchassé et de la gloire eschatologique. Si le messie représente en fin de compte Israël lui-même, à la fois objet précieux et objet de mépris dans le monde actuel, pourquoi Sabbataï Tsevi ne serait-il pas le messie? Isaïe ne dit-il pas clairement: Ce jour-là, le germe de Yahvé sera tsevi? (Is 4,2)

Isaïe 13, 14 parle d’un cerf pourchassé, tsevi mudaH, ce dernier terme possède la valence messianique 52 comme d’ailleurs Hamad dont il est l’anagramme et qui sera la racine du nom que choisira de porter Sabbataï une fois converti (mehemed en turc). Comme on l’imagine, on va traquer toutes les occurrences des signifiants Sabbataï et Tsevi pour guetter les rapprochements de sonorités et de valences, et ces rapprochements seront à la base de nouvelles élaborations. On a vu que le midrash chrétien utilisait le même type de fouillage, en recherchant les termes de même valeur que le mot mashiaH (messie) et qu’il produisait des textes à l’aide de ces termes (Yohanan: Jean; Ashré: bienheureux, etc.)

Ainsi du verset: Et Babylone, la perle (tsevi) des royaumes, le superbe joyau des Chaldéens, sera comme Sodome et Gomorrhe, dévastées par Dieu. Ce verset contient le terme-clè du renversement eschatologique hapekha. Sabbataï Tsevi va désormais croire qu’il est appelé à détruire le mal, que telle est sa mission. La proximité de son nom tsevi avec tsava (combat) le conforte. tsevaot signifie à la fois gazelles et est l’un des noms de Dieu (tsebaot le Dieu des armées). Sabbataï Tsevi est né le 9 ab date de la destruction des deux Temples, et son nom Sabbataï contient le mot bayit. Or, un midrash fait coïncider la date de la naissance du messie avec celle la destruction du Temple.

Les ouvrages de l’époque, qui rapportent la geste du nouveau messie, portent des noms issus de versets contenant le mot tsevi, comme tits nobel tsevi (la fleur fanée de sa superbe splendeur Is 28,1) splendeur qui, en Is 28,4 est reliée à une grasse vallée devenue célèbre depuis que les Évangiles l’ont translitérée en Gethsémani. Ou encore razi li (quelle épreuve! Is 24,16). Ce dernier verset semble résumer la vie de Sabbataï Tsevi puisqu’il commence par: Des confins de la terre nous avons entendu des psaumes: Tsevi le Juste, mais se conclut dans le comble de l’apostasie (bogdim bagadu uboged bogdim bagadu). bgd étant la racine de la trahison.

Élaborée dans le dialogue entre Sabbataï et Nathan, la doctrine de la messianité de Sabbataï Tsevi émerge peu à peu: Sabbataï n’a pas besoin de tiqun, il est le messie. Ses actes étranges, voire insensés, peuvent être justifiés par l’idée de renouvellement eschatologique. Lors de la venue du messie, la loi prendra un autre sens, inconnu à ce jour.

L’attente messianique est si forte que le cercle des croyants en Sabbataï s’accroît très vite et atteint l’ensemble du monde juif. Il n’est pas une communauté qui ne soit divisée en deux camps, comme cela s’était déjà produit, sans doute, lors du mouvement messianiste chrétien. Curieusement, cette nouvelle saga semble devoir repasser par les mêmes défilés que l’aventure chrétienne: La propagation du Sabbataïsme s’effectue par des Épîtres, car bien entendu, toute Bonne Nouvelle (besora) doit être annoncée par des lettres. On s’avise, autour du nouveau messie, que son nom est l’acrostiche du fameux verset du prophète Habacuc qui ouvre la lettre aux Romains: Le juste vivra par sa foi (TSadiq Be-émunato-YiHie). La foi (émuna) est ainsi replacée au principe même de l’espérance messianique. Un ouvrage de l’époque s’appelle rosh amana. Cette expression issue de Ct 4,8 est traduite en général par “le sommet de l’Amana”. Mais cette montagne est inconnue des Atlas. Dans cet ouvrage (le Principe de la Foi), l’auteur s’attaque à ceux qui refusent d’admettre que la foi en la venue du messie est le principe fondamental de la Loi. Curieusement, Ernst Bloch, appellera précisément son ouvrage le Principe Espérance, par quoi on peut traduire cette expression rosh amana, et qui fait l’apologie de l’utopie.

Le travail de Scholem est une formidable anamnèse consécutive au refoulement massif de l’épisode sabbatéen par le Judaïsme rabbinique. Il ne reste en effet presque plus rien de l’immense littérature sabbatéenne de l’époque. L’apostasie de Sabbataï a été vécue comme un intense moment de honte dans le Judaïsme, car elle accroissait encore les sarcasmes et l’agressivité des Chrétiens et des Musulmans. Cette dérision elle-même a été interprétée dans les termes de l’eschatologie, et a sans doute accru la foi des croyants qui refusèrent d’abandonner Sabbataï.

La conversion forcée de Sabbataï à l’Islam sera lue comme nécessité d’aller encore plus loin dans le mal. Le comble n’a pas encore été atteint, voila tout. Idée terrible qui prépare la voie à l’antinomisme de certains groupes sabbataïstes qui évolueront vers un nihilisme absolu. Ce qui compte, pour les croyants, c’est le drame cosmique qui se joue dans l’âme de Sabattaï Tsevi.

La force du travail de Scholem a été de montrer la puissance quasi tellurique de l’imaginaire eschatologique, les effets dévastateurs de l’éruption messianique et la persistance de ses effets plusieurs siècles après l’explosion. Selon Scholem, la secte des Dunmeh, qui regroupait les sabattéens convertis à l’Islam, aurait été à l’origine de la révolution laïque d’Ataturk. Quant au mouvement frankiste, résurgence du Sabattaïsme en Pologne, il culmine avec un certain Junius Frey qui monte sur l’échafaud en tant que Jacobin, lors de la Révolution Française. Le mouvement frankiste va évoluer vers le nihilisme, et verra dans la Révolution de 1789 une confirmation des thèses de Jacob Frank.

Le travail de Scholem devrait nous permettre de mieux comprendre les rapports entre l’eschatologie, le nihilisme et l’idée de Révolution. Le nihilisme frankiste est un rejeton inattendu de l’eschatologie, de l’indistinction propre aux temps messianiques. Ce n’est pas seulement ni juif ni grec. C’est un épuisement de toute distinction et de tout sens. Plus rien n’a de valeur. Au fond, les Gnostiques n’avaient fait que prendre Paul au pied de la lettre. Et après eux, les Frankistes refont la même expérience. Le monde n’a pas seulement vieilli subitement, il a fait naufrage, et Dieu avec.

Texte extrait de l’ouvrage « Comprendre les origines du Christianisme » de Maurice MERGUI