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De l’impossibilité de traduire les Epîtres

 Traduire les Epîtres ?

La première lettre aux Corinthiens est un texte bien curieux. Son chapitre 11 porte, nous dit-on, sur la tenue des femmes. L’apôtre visite ses communautés et leur écrit des lettres. Rien que de très normal. Il profite de ses missives pour les admonester paternellement et les édifier. Quoi d’étonnant à cela ? Il traite du comportement de ses ouailles, hommes et femmes, de leur tenue vestimentaire, et même de leur manière de se coiffer. Jusque là tout va bien.

 Ce qui est anormal, c’est que la missive aux Corinthiens soit si difficile à traduire. Prenons par exemple le verset 11, 4. Selon la Bible de Genève, le grec de ce verset signifie: Tout homme qui prie ou qui prophétise, la tête couverte, déshonore son chef. Selon la Bible Darby: Tout homme qui…en ayant [quelque chose] sur la tête, déshonore sa tête. Selon la Bible de Jérusalem: Tout homme qui… ayant des cheveux longs fait affront à sa tête. Bon, alors, finalement, s’agit-il de déshonorer son chef ou sa tête, ou soi-même ? Ce qui est honteux, c’est de porter les cheveux longs ? ou de se couvrir la tête ? Ce n’est pas tout à fait la même chose en français. Comment est-il possible de philosopher à partir d’un texte aussi incertain? Comment soumettre ce texte à une méditation philosophique (puisque Paul est un philosophe) si l’on n’est même pas sûr du sens ? De fait, on ne parviendra pas à départager les traductions car en hébreu rosh signifie à la fois tête et chef et soi-même. Mais dans ce cas, si c’est l’hébreu qui est responsable de la difficulté à traduire, il faut aller plus loin. Car, désormais, on peut se demander s’il n’y a pas d’autres ambigüités de ce genre. Effectivement, une fois écartée la lecture « pastorale » de ce chapitre, on s’avise que l’ensemble du chapitre est un peu étrange.

2 Je vous félicite de ce qu’en toutes choses vous vous souvenez de moi et gardez les traditions comme je vous les ai transmises. 3 Je veux cependant que vous le sachiez : l’origine de tout homme, c’est le Christ; l’origine de la femme, c’est l’homme; et l’origine du Christ, c’est Dieu. 4 Tout homme qui prie ou prophétise ayant des cheveux longs fait affront à sa tête. 5 Toute femme qui prie ou prophétise le chef découvert fait affront à sa tête; c’est exactement comme si elle était tondue. 6 Si donc une femme ne se couvre, alors, qu’elle se coupe les cheveux! Mais si c’est une honte pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou tondus, qu’elle se couvre. 7 L’homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu; quant à la femme, elle est la gloire de l’homme.8 Ce n’est pas l’homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme; 9 et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.10 Voilà pourquoi la femme doit discipliner sa chevelure, à cause des anges. Aussi bien, dans le Seigneur, la femme n’est pas autre que l’homme, et l’homme n’est pas autre que la femme; 12 car, de même que la femme a été tirée de l’homme, ainsi l’homme naît par la femme, et tout vient de Dieu.13 Jugez-en par vous-mêmes. Est-il convenable que la femme prie Dieu la tête découverte? 14 La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas que c’est une honte pour l’homme de porter les cheveux longs,15 tandis que c’est une gloire pour la femme de les porter ainsi? Car la chevelure lui a été donnée comme couvre-chef. 16. Au reste, si quelqu’un se plaît à la querelle tel n’est pas notre usage, ni celui des Églises de Dieu.

Le verset 10 est si étrange que les meilleurs spécialistes en arrivent à cette conclusion: tant d’inconnues rendent aléatoire l’interprétation de ce verset. Si même les Suisses de Labor et Fides en arrivent à cette conclusion c’est que la situation est sérieuse.

Essayons l’hypothèse midrashique et tentons de restituer l’hébreu tardif sous-jacent. On s’aperçoit alors que le grec kephalè (tête) est entré dans l’hébreu tardif sous la forme de termes dont le radical est qpl. Voyez le dictionnaire Jastrow : קפיליטא qepilta: coiffure; קפלטין qaplatin: perruque; קיפלין qiplin : le chapiteau, le haut de la colonne. De son coté la peshitta nous a gardé quelques allitérations qui montrent que le texte original était très construit. Par exemple 11,14 commence par : est-ce que vous n’avez pas appris : apla…malp alep a en effet le sens d’apprendre, d’enseigner. Et dans le même verset s’r fait jeu de sonorité avec tsera’. Deux jeux de sonorités pour un seul verset, c’est peut-être se donner beaucoup de mal pour une simple histoire de coiffure. En réalité, nous avons affaire ici à un réseau sémantique complexe et très ramifié qui explique la quasi-impossibilité de toute traduction de ce type de passage. En effet, la traduction exclut par définition la double entente. Le texte est supposé avoir un sens précis et il faut le traduire dans des phrases précises et définies qui ont un seul sens. Or la double entente est ici permanente. Ce ne sont pas seulement les jeux sonores qui pullulent, on va le voir, mais aussi la capillarité, si l’on peut dire, du réseau des connotations. Ainsi tsa’ar fait penser à la lèpre. Justement suivons un instant cette veine du réseau sémantique:
En Lévitique 13,45 on trouve un lien inattendu entre la lèpre et les cheveux: Le lépreux…portera ses cheveux dénoués tsaru’a…verosho yihie paru’a. Notons déjà la métonymie permanente de l’hébreu (tête pour cheveux), qui fait que le texte dit en fait « sa tête dénouée ». Ainsi, lors de la mort des fils d’Aaron: Moïse dit à Aaron et à ses fils, Éléazar et Itamar : Ne déliez point vos cheveux rashekhem al tipra’u. Toujours en Lévitique, nous lisons: Si un homme perd les cheveux de son crâne (ish qui yimaret rosho) c’est la calvitie du crâne, il est pur (Lv 13, 40). Mais le rasage fait aussi partie du rituel de la guérison du lépreux: Le septième jour il se rasera (galaH) tous les poils (sh’aro) : cheveux (rosho litt: tête), barbe (ziqno), sourcils (gabot ‘enav); il devra se raser tous les poils. Après avoir nettoyé (kibes) ses vêtements et s’être lavé (raHats et bessaro) à l’eau, il sera pur.
Nous avons cité les versets qui utilisent l’expression yimareT rosho (perdre ses cheveux) car dans le texte paulinien on demande que la femme ait de l’exousian (du pouvoir, une autorité) sur ses cheveux et non pas de les raser, or le grec exousian peut être rendu par l’hébreu marut et chauve se dit meraT. La question est donc celle-ci : s’agit-il d’une erreur de copie et donc de traduction (le texte aurait porté mareT et le traducteur aurait vu marut et aurait donc parlé de pouvoir (exousian), (d’où le rendu de la BJ: « discipliner » ses cheveux), ou bien le texte était-il volontairement polysémique ? Esdras relie la perte de cheveux à l’affliction et au deuil: À cette nouvelle, je déchirai mon vêtement et mon manteau, m’arrachai les cheveux (emreTa mish’ar) et les poils de barbe et m’assis accablé (Esd 9,3)

Poursuivons notre exploration de quelques galeries de notre réseau:

• Paul loue ses interlocuteurs: il est probable que nous ayons ici le verbe qls, terme très fréquent dans le midrash, et qui signifie louer, dire du bien (calqué sur le terme grec kalos, bon) or qlusita signifie coiffure ce qui nous donnerait un autre jeu de sens.
• Paul loue ses interlocuteurs de se « souvenir et de garder » les traditions. On reconnait le syntagme biblique shamor ve zakhor qui jouerait donc un rôle dans notre réseau. zakhor s’écrit comme zakhar (mâle) qui s’oppose à femme, or ici on oppose l’homme à la femme quant à la tête.
• Au verset 15 nous apprennons avec intérêt que : la chevelure (grec: komê) a été donnée à la femme comme couvre-chef. Je ne me hasarderai pas à juger de la valeur théologique de cette assertion, en revanche, ce que les dictionnaires nous apprennent, c’est qu’en hébreu tardif qumi קומי signifie cheveux, coiffure et tout particulièrement une manière païenne de se couper les cheveux. De plus qoma קומא signifie marcher la tête haute, de manière hautaine. Problème: comment fixer une limite, une mesure, une norme (hébreu tardif : shi’ur) à la taille des cheveux ? Comment fixer le shi’ur qoma ?
• signalons encore qu’il existe en réalité toute une série d’expressions qui pourraient bien figurer ici en filigrane dans notre réseau:

qalut rosh : légéreté, dédain. giluy panim : effronterie. גלוי־ראש giluy rosh: tête nue

Notre réseau comporte-t-il un lien avéré entre giluy, la nudité ou le dévoilement (de la tête), galaH (le rasage) et galut (l’exil) ? Il faudrait pour cela le prouver, mais si c’était le cas, même des expressions comme rosh galuta (exilarque) pourraient être présentes dans notre réseau. On peut cependant affirmer qu’il existe un jeu de sens entre la notion de coupure de cheveux ou de rasage et celle de l’exil. En effet ce rapprochement est opéré par le prophète Michée lui-même. En Mi 1, 16 le rasage est mis en rapport avec l’exil (galut) bien que le mot galaH (raser) n’apparaisse pas.

Coupe tes cheveux (qarHi) rase-les (gozi), pour les fils qui faisaient ta joie!
Rends-toi chauve comme le vautour, car ils sont exilés (galu) loin de toi!

• La chute des cheveux.

Il est temps d’aller à l’essentiel. Ce réseau sémantique à forte capillarité traduit une élaboration. Autrement dit, il n’a jamais été question ici de cheveux. Les lecteurs assidus de notre revue n’en seront pas étonnés. A chaque fois que dans le Nouveau testament nous pensions avoir affaire à des cheveux, nous avons été déçus. Nous avons vu par exemple que la fin des cheveux de Paul, c’était tout simplement la fin des portes du sheol, pour l’excellente raison que le mot sh’aar שער en hébreu signifie chevelure et porte. Jean Baptiste portait des vêtements en poils de chameaux, mais nous avons vu que ces poils de chameaux sont les portes de la repentance par où pourront passer des chameaux et des voitures.

Voici maintenant quelque chose qui va nous aider à nous faire des amis chez les historiens de tout poil: La Genèse nous parle de deux personnages, Adam et Eve, qui bien que « découverts » n’avaient pas honte.

Or tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre. (Gn 2, 25)

Notre passage supposé nous édifier sur la coiffure des femmes serait donc tout simplement une élaboration sur Gn 2, 25 qui traite de l’origine de la faute et de la mort. Cette origine est la séduction de l’idolâtrie. Les serpent a séduit Eve qui a séduit Adam. Eve séduit aussi les Anges (les fils de Dieu).

les fils de Dieu trouvèrent que les filles des hommes leur convenaient et ils prirent pour femmes toutes celles qu’il leur plut. (Gn 6,2)

Ce verset est suivi de celui qui fournit l’étiologie de la vie bréve:

Yahvé dit : Mon esprit ne demeurera pas dans l’homme, puisqu’il est chair; sa vie ne sera que de cent vingt ans. (6,3)

Il s’agit de l’épisode mystérieux dans lequel il est question des nephilim (les tombés).

Les Nephilim étaient sur la terre en ces jours-là bayamim hahem (et aussi dans la suite) quand les fils de Dieu s’unissaient aux filles des hommes et qu’elles leur donnaient des enfants; ce sont les héros du temps jadis, ces hommes fameux. (6,4)

Nous y retrouvons l’expression bayamim hahem qui pousse toujours à une lecture eschatologique. Et bien entendu nos sonorités et nos signifiants pauliniens. Paul est le paradigme de la chute. Normal qu’il s’intéresse aux nephilim.

En résumé: l’homme a chuté dans la vie brève pour avoir recherché par deux fois un excès de grandeur. D’abord par la désobéissance à l’ordre de ne pas manger des fruits de l’arbre, par sa prétention à l’immortalité, puis, malgré l’expulsion du paradis (l’exil) par une nouvelle tentative de s’élever jusqu’au ciel (en s’unissant aux anges). Or ce thème est le thème central de tout le paulinisme, comme nous l’avons vu dans l’article Jeux de mots à Malte. Après la chute, c’est la loi (le figuier et ses feuilles de Gn 3,7) qui enseigne à Adam et Eve à cacher leur honte. Que se passe-t-il à la fin des temps quant à cette honte ? C’est de cela que traiterait notre passage.

• Paul : grandeur et chute.

Paul est intimement lié à la chute (npl) ce qui explique les élaborations comme sa chute sur le chemin de Damas, ou encore cette histoire d’avorton en 1Co 15,8. L’avorton c’est nefel (npl) comme en Job 3, 16. Le dernier chapitre des Actes commence par une enflure (les barbares s’attendent à ce que sa main enfle). En réalité, Paul représente la présomption qui mène à la chute. C’est là le sens ultime de tout le midrash paulinien. Paul, via le roi Saül, représente le destin d’Israël selon le midrash chrétien. Ce peuple a été grand (au temps de l’Alliance) mais il est tombé si bas que seul le messie peut désormais le sauver. Curieusement, le verbe qui évoque la présomption hautaine ou l’enflure est ‘pl (עפל) qui contient à nouveau les sonorités pl. 

En Nb 14, 44 on trouve par exemple ce verset: Ils montèrent …dans leur présomption (va-ya’apilu la’alot). En Is 32, 14 le ‘ophel (‘pl) désigne Jérusalem. En Mi 4,8 ce même ‘ophel est rapproché d’une tour (migdal).

Et toi, Tour du Troupeau, Ophel de la fille de Sion, à toi va revenir la souveraineté d’antan, la royauté de la fille de Jérusalem.

Enfin, en Ha 2,4 ce terme prend une forme féminine ‘afela (‘plh) qui désigne l’enflure:

Le voici gonflé d’orgueil, celui dont l’âme n’est pas droite, mais le juste vivra par sa fidélité.

Or ce verset n’est pas anodin. Dans les Epîtres pauliniennes, il joue un rôle stratégique. L’élaboration autour de la présomption, de la hauteur, de l’orgueil et de l’enflure expliquerait certains passages difficiles. comme 1Co 8, 1 : la science enfle mais la charité (agape) édifie. Le verbe grec qui traduit ici l’enflure est le même que celui qui traduit notre ‘afela (‘pl). D’où ce véritable postulat des Epîtres : la da’at est toujours du côté de l’enflure (‘pl) alors que la ahava (l’agape/amour/charité) est du coté de l’édification (binyan) et du fils (ben) mais aussi de la bina, autre forme de la science (par conséquent notre verset n’a rien contre la science en général). D’où les passages de notre missive relative à la sagesse humaine rendue folle.

Comment générer un traité de coiffure féminine avec cette simple idée de grandeur et de chute. Tout simplement parce que coiffer se dit legadel sha’ar litt: agrandir les cheveux, « faire grandir la tête » si vous préférez.

• Grandeur et misère des courtisanes chez Isaïe.

Isaïe stigmatise le coté arrogant d’Israël par l’image de jeunes filles hautaines:

Yahvé dit : Parce qu’elles font les fières, les filles de Sion, qu’elles vont le cou tendu et les yeux provocants, qu’elles vont à pas menus, en faisant sonner les anneaux de leurs pieds (Is 3, 16)

Le châtiment de cette arrogance, vous le devinez, il apparaît dans le verset suivant:

le Seigneur rendra galeux le crâne des filles de Sion, Yahvé dénudera leur front.

Vous vous demandiez où Paul était allé chercher tout cela. Mais chez Isaïe. Car ce que nous dit ce verset c’est que toute cette hauteur se terminera par une mise à nu, un dévoilement, une apocalypse (nigla) un exil (galut) et un rasage (galaH).

Israël s’est élevé jusqu’à la prophétie, mais s’il fait preuve de dédain, il tombera dans la honte. Rien ne sert même de prier si c’est avec effronterie (giluy panim signifie aussi, si on le veut vraiment, la « tête découverte »). Relisez maintenant 1Co 11, 4 et 5. Paul nous apprend donc ici qu’Israël est tombé si bas qu’il a maintenant besoin du messie. Notre « femme » a besoin de marut ou d’un maran sur elle à cause des anges: ceux qui lui interdisent le retour d’exil (ceux qui gardent l’accès à l’Eden perdu) et ceux qu’elle a séduit (les fils de Dieu, les tombés, les nephilim).

Reste à comprendre pourquoi notre passage se termine par une référence à celui qui « aime la querelle » (grec: philonikia, hébreu: פילוניקיא).