Retour accueil

L’art de la correspondance II

L’art de la correspondance II

Comme tout le monde, vous vous demandez depuis votre plus tendre enfance pourquoi Paul répond: nous avons tous la science, c’est entendu. Mais la science enfle; c’est la charité qui édifie alors qu’on lui pose la question de savoir si on peut consommer les viandes immolées aux idoles. Nous tentons ici un début de réponse à cette question.

• Viandes II.

En 1Co, Paul est en train de traiter de l’important problème du remariage des veuves, lorsque soudain et sans transition, il ressent le besoin de traiter d’un problème non moins essentiel: celui des viandes immolées aux idoles. La Bible de Jérusalem suppose que les Corinthiens étaient divisés à ce sujet, et qu’ils ont interrogé Paul sur ce point. C’est qu’il faut en faire des suppositions pour donner un minimum de cohérence aux brusques virages de la pensée paulinienne. Ce qui est encore plus curieux, c’est la réponse de Paul: sur le principe, on peut manger, mais dans la réalité il vaut mieux ne pas. Toujours plus curieux: Paul se soucie comme d’une guigne des décisions du fameux « Concile de Jérusalem » qui avait interdit, paraît-il, ce type de viande aux païens:

Qu’on leur mande seulement de s’abstenir de ce qui a été souillé par les idoles, des unions illégitimes, des chairs étouffées et du sang. Ac 15, 20

…vous abstenir des viandes immolées aux idoles, du sang, des chairs étouffées et des unions illégitimes (Ac 20, 29)

 

• Une autre supposition

Au lieu de supposer que les Corinthiens étaient divisés et qu’ils interrogeaient Paul à ce sujet, nous allons supposer que Paul se pose ici une toute autre question: celle-là même qui s’était posée à Eléazar dans le second livre des Maccabées. On demanda à cet Ancien de manger des viandes illicites en public et il refusa. Les autorités eurent alors l’idée de le faire pécher par ruse.

2M 6, 21-23. Ceux qui présidaient à ce repas rituel interdit par la Loi le prirent à part, car cet homme était pour eux une vieille connaissance; ils l’engagèrent à faire apporter des viandes dont il était permis de faire usage, et qu’il aurait lui-même préparées; il n’avait qu’à feindre de manger des chairs de la victime, comme le roi l’avait ordonné, afin qu’en agissant de la sorte, il fût préservé de la mort et profitât de cette humanité due à la vieille amitié qui les liait. Mais lui, prenant une noble résolution, digne de son âge, de l’autorité de sa vieillesse et de ses vénérables cheveux blanchis dans le labeur, digne d’une conduite parfaite depuis l’enfance et surtout de la sainte législation établie par Dieu même, il fit une réponse en conséquence, disant qu’on l’envoyât sans tarder au séjour des morts. À notre âge, ajouta-t-il, il ne convient pas de feindre, de peur que nombre de jeunes, persuadés qu’Éléazar aurait embrassé à quatre-vingt-dix ans les mœurs des étrangers,

Dans ce texte Eléazar refuse de manger en public de la viande non parce qu’elle est illicite – il sait qu’elle est licite – mais parce que les autres ne le savent pas et pourraient croire qu’un Ancien enfreint la loi, donnant le mauvais exemple. Ce serait en référence à ce cas que Paul énonce :

Mais tous n’ont pas la science (1Co 8, 7)

Mais prenez garde que cette liberté dont vous usez ne devienne pour les faibles occasion de chute (1Co 8,9)

Mais pourquoi Paul éprouve-t-il le besoin de traiter du cas d’Eléazar ? Peut-être pour répondre à une objection ou à une réticence. Que pourraient bien penser les païens de la fin des temps s’ils voyaient les Juifs (tout juste affranchis de la Loi par le messie) transgresser ouvertement la Loi en public ? Eux qui n’ont pas la science messianique, comment sauraient-ils que le messie est venu ? Et que la Loi est allégée, puisqu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est un midrash. On voit que pour Paul il s’agit d’un événement purement intérieur. On aurait ici le début d’une interrogation sur le problème de la dissimulation messianique, question qui se reposera avec acuité lors de l’éruption sabbatéenne.

 

• Greffe

Dans sa correspondance (Romains 11, 17) Paul utilise une métaphore originale, celle de la greffe.

Mais si quelques-unes des branches ont été coupées tandis que toi, sauvageon d’olivier tu as été greffé parmi elles pour bénéficier avec elles de la sève de l’olivier

Originale ? Sans aucun doute. Mais aucun commentateur ne nous a signalé que Paul faisait ici un jeu de sens entre la greffe et la bénédiction (berakha). Il est vrai que ce jeu de sens est plus visible dans ce passage du traité talmudique Yebamot 63a:

R. Eléazar a dit : Que signifie le verset: Par toi se béniront (nibrekhu) tous les clans de la terre (Gn 12, 3) ? Le Saint béni soit-il dit à Abraham: J’ai deux belles pousses à greffer (lehabrikh) sur toi : Ruth la Moabite et Naama l’Ammonite. tous les clans de la terre: tous les clans qui vivent sur terre ne sont bénies qu’en vue d’Israël. Toutes les nations de la terre (Gn 18,18): même les navires qui vont de Gaule en Espagne sont bénis en vue d’Israël.

Sources :

אמר ר’ אלעזר מאי דכתיב (בראשית יב) ונברכו בך כל משפחות האדמה אמר ליה הקב »ה לאברהם שתי ברכות טובות יש לי להבריך בך רות המואביה ונעמה העמונית כל משפחות האדמה אפילו משפחות הדרות באדמה אין מתברכות אלא בשביל ישראל (בראשית יח) כל גויי הארץ אפילו ספינות הבאות מגליא לאספמיא אינן מתברכות אלא בשביל ישראל

• Paul en athlète.

Ézéchias envoya des messagers à tout Israël et Juda, et écrivit même des lettres à Éphraïm et à Manassé, pour que l’on vienne au Temple de Yahvé à Jérusalem célébrer une Pâque pour Yahvé, le Dieu d’Israël….Des courriers (ratsim) partirent, avec des lettres (igrot) de la main du roi et des officiers, dans tout Israël et Juda. Ils devaient dire, selon l’ordre du roi : Israélites, revenez à Yahvé…(2Ch 30,1sq)

Les bonnes nouvelles, on l’a vu, sont portées par des lettres, mais aussi par des hommes qui portent ces lettres : des courriers ou des coursiers. En Esther, ces agents sont des ratsim (רצים) des gens qui « courent ».

Sur l’ordre du roi, les courriers (ratsim) partirent dans les plus brefs délais (Est 3,15)

Nous trouverions là l’origine du vocabulaire « athlétique » de Paul:

Ne savez-vous pas que, dans les courses du stade, tous courent, mais un seul obtient le prix?
Courez donc de manière à le remporter (1Co 9,24)
car ma course et ma peine n’auront pas été vaines. (Ph 2,16)

Mais cette racine רץ de la course serait aussi à l’origine d’autres élaborations du fait de sa proximité avec la racine du vouloir humain et de la faveur divine (רצן). Le hasard a voulu que ces trois sens apparaissent ensemble dans ce verset:

Il n’est donc pas question de l’homme qui veut ou qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (Rm 9,16)

Paul cite en 2Co 6, 2 un verset d’Isaïe 49,8 qui mentionne justement ce ratson (רצן) le moment de la faveur divine:

Au moment favorable (be’et ratson) je t’ai exaucé ; au jour du salut, je t’ai secouru. Le voici maintenant le moment favorable, le voici maintenant le jour du salut (2Co 6,2)

L’élaboration autour du terme ratson se comprend mieux si on s’avise que sa valeur est 52 soit celle du messie et qu’elle fait anagramme avec netser, terme lui-même à l’origine de l’élaboration nazaréenne. La course devient par simple métonymie la bonne nouvelle elle-même, la prédication. Le davar doit aller jusqu’au bout de sa trajectoire qui est le messie, et il doit le faire vite, car les portes du ratson ne restent pas indéfiniment ouvertes. Il y a une occasion, un kairos, les temps de la fin sont enfin venus, le jour de gloire est arrivé. La course de Paul est un accomplissement de la prophétie, c’est pourquoi on trouve plusieurs occurrences dans lesquelles la notion de course et celle d’accomplissement sont conjointes:

Enfin, frères, priez pour nous, demandant que la parole du Seigneur accomplisse sa course (2Th 3,1)

Au moment de terminer sa course (eplêrou ton dromon), Jean disait … (Ac 13, 25)

j’ai achevé ma course (2Tm 4,7)

pourvu que je mène à bonne fin ma course (dromon) … (Ac 20, 24)

Paul étant aussi Pierre et Jean, ceux-ci font la même course que Paul.

Elle court alors et vient trouver Simon-Pierre, ainsi que l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : On a enlevé le Seigneur du tombeau et nous ne savons pas où on l’a mis (Jn 20,2)

..Ils couraient tous les deux ensemble. L’autre disciple (Jean), plus rapide que Pierre, le devança à la course et arriva le premier au tombeau (Jn 20,4)

 

• Le tout.

la plénitude de celui qui est rempli, tout en tout (Ep 1, 23)
( to plêrôma tou ta panta en pasin plêroumenou)

On reconnaît tout de suite, à l’oreille, le style inimitable de Paul, c’est-à-dire: rédigé dans un excellent grec, qui se laisse traduire facilement en un français limpide. Plus paulinien et plus grec, c’est difficile. On ne peut qu’essayer d’imiter ou de répéter ce style très pur, et Paul lui-même ne s’en prive pas:

mais c’est le même Dieu qui opère tout en tous. 1Co 12,6 (ta panta en pasin)
afin que Dieu soit tout en tous. 1Co 15,28 (ta panta en pasin)
qui est au-dessus de tous, par tous et en tous. Ep 4,6 (kai dia pantôn kai en pasin)

et je vous passe les « en pasê », les « epi panta », et les « en pasi ». Aussi étrange que cela paraisse ces effets de style proviendraient d’une élaboration sur Gn 24, 1:

Abraham était alors un vieillard avancé en âge, et Yahvé avait béni Abraham en tout (bakol).

Le Midrash nommé Bahir croit savoir que cette « bénédiction » consista en une fille qu’Abraham aurait engendré et qui se serait appelée bakol. D’autres sources nous livrent des éléments plus précis: comme bakol équivaut par gématrie au mot fils, ce verset ferait référence à la promesse d’un fils (lire: messie). Avec ce fils, Abraham a donc été comblé. Paul utiliserait donc cette expression « en tout » pour que, le plus souvent possible, on lise ou entende le chiffre 52 du messie. Supposons un instant que notre hypothèse soit exacte, elle produirait alors, dans certains versets, des effets qui rendent au texte paulinien tout son humour:

Paul dit alors : Athéniens, à tous égards (kata panta, bakol) vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes (Ac 17, 22)

Paul parle-t-il ici à des païens ou à des Juifs ? A des païens, bien sûr. Ils sont les seuls à comprendre ces gamineries gématriques. Mais l’idée qu’il pourrait s’agir de Juifs n’est pas totalement absurde. En effet, en Rm 3, 1 Paul médite sur cette grave question : Quelle est donc la supériorité du Juif? Quelle est l’utilité de la circoncision? Voyez comment il y répond:

Grande à tous égards (kata panta, ba-kol) D’abord c’est à eux que furent confiés les oracles de Dieu (Rm 3, 2)

Conclusion: Paul voit le messie dans toute l’Ecriture et, dans un style très hellénistique, il demande « tout le bakol », tout le messie.

Notez que la prière juive qui suit les repas demande qu’Israël soit béni « comme les Pères: bakol mikol kol ».
Et les exégètes de rappeler que le premier terme de cette étonnante trilogie vient de Gn 24,1; on vient de le voir, le second de Gn 27, 33 où Isaac dit: J’ai mangé de tout (mikol) avant que tu ne viennes et je l’ai béni, et il restera béni! ) et le troisième de Gn 33,11, où Jacob dit: Accepte donc le présent qui t’est apporté, car Dieu m’a favorisé et j’ai tout (kol)

 

• Garder le dépôt.

En 1Tm 6, 20 Paul demande à Timothèe de garder le dépôt. Que signifie cette formule énigmatique ? Le « dépôt » c’est parathêkê qui traduit l’hébreu piqadon. Il s’agirait d’une élaboration fondée sur le fait que Paul et Timothèe sont des sheliHim, des envoyés, des messagers. Or leur message semble remettre en question l’intégrité de la Loi et des commandements. Ils pourraient donc être accusés de tromper leurs compatriotes. Paul peut être accusé d’abandonner la Loi et les commandements. En effet, dans le judaïsme on garde (shomer) les commandements. Dans le Lévitique on trouve ce verset:

Si quelqu’un pèche et commet une fraude envers Yahvé en trompant son compatriote au sujet d’un dépôt (piqadon) d’une garde ou d’un retrait d’objet … (Lv 5, 21).

Or sheliHut yad signifie justement abus de confiance. Usage abusif d’un dépôt, abus de confiance, détournement, telles sont en effet les accusations contre Paul. C’est pourquoi d’ailleurs il passe son temps à se justifier:

Je n’ai convoité l’argent ni l’or, ni le vêtement de personne (Ac 20, 33) Je me suis gardé d’être une charge pour vous, je ne vous encombrerai pas de ma personne, vous ai-je exploité ? (2Co 11, 9) etc.

En 2Tm 1, 12 Paul énonce: j’ai la conviction qu’il est capable de garder mon dépôt jusqu’à ce Jour-là. Même sans la majuscule à « Jour », nous savons qu’il s’agit de la fin des temps. La réponse de Paul serait donc qu’il garde, lui, la loi cachée pour la fin des temps. Alors que pour le Judaïsme, Paul n’a pas agi en honnête banquier, à partir du dépôt juif il aurait fabriqué en quelque sorte des produits structurés.

 

• Traces d’emprunts.

Il nous est parfois difficile de cerner la pensée de Paul. Par exemple lorsqu’il donne ce conseil:

Emportez-vous, mais ne commettez pas le péché : que le soleil ne se couche pas sur votre colère (Ep 4, 26)

Il s’agit en effet d’une « citation libre » d’un verset des Psaumes, lui-même obscur:

Frémissez et ne péchez plus, parlez en votre cœur, sur votre couche faites silence. Pause (Ps 4,5)

Nous en sommes donc réduit aux conjectures. Dans la lettre aux Ephésiens, Paul argumente au chapitre 2 sur l’entrée des Païens et sur leur réconciliation avec les Juifs.

Ep 2, 12. rappelez-vous qu’en ce temps-là vous étiez sans Christ, exclus de la cité d’Israël, étrangers aux alliances de la Promesse, n’ayant ni espérance ni Dieu en ce monde! Or voici qu’à présent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches, grâce au sang du Christ.

Inlassablement, Paul développerait ici un midrash sur l’opposition des Juifs à la venue du messie dont le signe serait le refus de la conversion des païens et l’illusion de leur supériorité. Paul ne cesse de reprocher aux Juifs de se penser comme les aristocrates de la Loi. Dans le verset qui précède immédiatement notre verset, Paul semble préoccupé par des problèmes éthiques, bien loin de toute eschatologie:

que chacun dise la vérité à son prochain

plésion traduit ici re’ehu. Ce « prochain » ne serait pas ici le voisin mais viserait les païens. Quittons un instant Paul pour une incursion dans le Midrash Rabba sur Ruth. Le Midrash sur Ruth est justement celui qui est centré sur l’entrée des païens à la fin des temps. Voici le texte:

R. Abba b. Kahana ouvrit son exposé, par le verset : Frémissez et ne péchez plus, parlez en votre cœur, Sur votre couche faites silence (Ps 4, 5). David dit au Saint béni soit-il : jusqu’à quand enrageront-ils contre moi en disant : n’est-il pas d’une famille disqualifiée ? N’est-il pas un descendant de Ruth la Moabite ? Parlez en votre cœur, sur votre couche : vous aussi, ne descendez-vous pas de deux sœurs ?

Le midrash lit ce verset des Psaumes comme : “voyez d’abord vos propres coucheries”
et compare ensuite les deux filles de Lot, ancêtres incestueuses de Moab, à Rachel et Léa, les deux sœurs dont Israël est issu.
Autrement dit : considérez votre propre couche: voyez votre « supériorité  » et taisez-vous. Et Tamar, que prit votre ancêtre Juda, n’est-ce pas là une descendance illégitime ? N’était-elle pas une descendante de Sem, fils de Noé ? Avez-vous donc vous-même une descendance légitime ? R. Jacob b. AHiya dit : la signification de ce verset des Psaumes est plutôt : sois en colère contre ton mauvais penchant et ne pèche plus. Nos Sages expliquent : sois en colère contre ton inclination au mal (yetser) et tu ne pécheras plus (Het). Ruth Rabba 8,1

Vous noterez qu’il est naturel pour le midrash que dans un texte supposé commenter le livre de Ruth, on exhibe soudain un obscur verset des Psaumes. Que David lui-même (le messie) le commente et le rapporte à sa propre généalogie. Des gens reprochent au messie de « venir par les païens ». Et David leur reproche leur fausse supériorité. Sans avoir lu Paul. Voyez ensuite comment un non moins obscur Docteur vient siffler la fin de la récréation eschatologique et ramener l’exégèse à une saine question de lutte contre l’inclination au mal. Deux questions pourtant: a-t-il, ce Docteur, vraiment quitté le thème des païens ? et Paul a-t-il vraiment quitté l’univers du Midrash pour s’incarner dans un personnage historique ?

En conclusion: faire attendre son « prochain » est une lourde faute, surtout si on le fait attendre jusqu’à l’arrivée du soleil (kebo hashemesh) c’est-à-dire du messie.

Tu ne retiendras pas le salaire de l’humble et du pauvre, qu’il soit d’entre tes frères ou étranger en résidence chez toi. Chaque jour tu lui donneras son salaire, sans laisser le soleil se coucher sur cette dette; car il est pauvre et il attend impatiemment ce salaire. Ainsi n’en appellera-t-il pas à Yahvé contre toi. Autrement tu serais en faute (Het)

 

• L’algèbre du NT

Car la vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement (Lc 12, 23)

Au premier abord, cette phrase n’a rien de mystérieux. Elle traite de choses évidentes, des choses de la vie quotidienne. Mais dans l’hypothèse midrashique qui est celle de la double entente, nous allons voir que même ce verset traite d’eschatologie et que son décodage n’est pas simple. Cette phrase fait état de deux supériorités: vie>nourriture et corps>vêtement. Le midrash chrétien manipule avec brio, un certain nombre d’équations. Ces identités remarquables, le midrash chrétien ne les invente pas, il les trouve dans le midrash juif. Voici une de ces équations: vie=messie. Elle ressort clairement dans les versets suivants:

la Vie c’est le messie (Ph 1, 21)
Qui a le Fils a la vie (1Jn 5, 12)

• Jurer sur sa vie.

Depuis Luther, chacun connaît la problématique selon laquelle on ne saurait avoir prise sur Dieu. Cependant, Luther oublie un point aveugle: c’est que dans le Judéo-Christianisme, il semble bien qu’on ait fait prêter serment à la divinité. En effet, la promesse divine relatif à l’envoi d’un fils (d’un messie) s’exprime toujours dans les textes par un serment solennel: Dieu jure « sur sa vie », il ne peut donc se dédire, cette « vie » est donc la garantie, l’assurance tous risques de l’envoi du messie.

Par ma vie, dit le Seigneur… (Rm 14,11)

Dans l’AT, Dieu jure aussi sur sa vie: Hay ani ou Hay YHWH. Nous pouvons donc poser que vie= messie. Ce que confirment toute une série de versets:

quand le Christ sera manifesté, lui qui est votre vie (Col 3, 4)
car la Vie s’est manifestée : nous l’avons vue (1Jn 1, 2)

Mais si Dieu jure par sa vie qu’il enverra un fils, il donne en quelque sorte sa vie en garantie, ce fils devient le garant de la vie de Dieu. On peut donc aller plus loin : fils= vie de Dieu, et de même: non fils= non vie de Dieu.

1Jn 5, 12 insiste sur la logique : après avoir énoncé :Qui a le Fils a la vie;
le verset ajoute: qui n’a pas le Fils n’a pas la vie.

Dieu pourrait donc en quelque sorte mourir (midrashiquement) si le messie ne vient pas. Cette lecture serait confirmée par un autre passage. En Habacuc 2, 4 on connaît ce verset : Le juste vivra par sa foi (emunato) ou par sa fidélité selon l’humeur du traducteur. Ce verset est reproduit trois fois dans le corpus: en Romains 1,17, en Galates 3, 11, et en Hébreux 10, 38 (ce chiffre trois devait sans doute plaire au rédacteur). Mais dans cette dernière occurrence, Hébreux suit la Septante qui n’est pas absolument fidèle à l’hébreu, c’est le cas de le dire, mais nous transmettrait une leçon ancienne.

Or mon juste vivra par la foi (ou vivra de la foi en moi, selon l’humeur etc.)

Ce verset conforte selon nous l’hypothèse que nous avions avancée dans Comprendre les Origines du Christianisme et qui est que le Juste dont il est question ici, ne serait pas comme la quasi-totalité des commentateurs le pensent, l’homme juste. La lecture paulinienne de Habacuc serait proche de notre hypothèse du serment qu’on a fait faire à la divinité. Ce Juste serait Dieu lui-même dont la vie ne tient qu’à la promesse du fils. Si cette promesse devait être annulée, Dieu se renierait et sombrerait dans le néant. C’est pourquoi Hébreux et la Septante ont à la fin du verset de Habacuc la leçon:

et s’il se dérobe, mon âme ne se complaira pas en lui (Hb 10, 38)

Le midrash juif lorsqu’il doit manipuler des notions aussi énormes que « la vie de Dieu », multiplie les expressions comme kibiakhol (si l’on peut dire, si on peut se permettre). Comme cette expression est difficilement traduisible en grec homérique, ce serait encore une des raisons des particularités du style paulinien.

• Le don

Le messie et la vie sont un don de Dieu, même si c’est un don « promis ».

c’est que Dieu nous a donné la vie éternelle et que cette vie est dans son Fils (1Jn 5, 11)

D’où des élaborations sur le messie comme don de Dieu, manne, pain de vie.

• La Résurrection

Si, étant ennemis, nous fûmes réconciliés à Dieu par la mort de son Fils, combien plus, une fois réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie (Rm 5, 1)

Dans ce verset, nous avons un développement du système d’équations qui aboutit à vie= résurrection. De même:

..afin que ce qui est mortel soit englouti par la vie (2Co 5,4)

• Hayim.

En hébreu, la vie c’est Hayim, un pluriel mais surtout un duel: deux vies, ce qui renvoie à la vie future, et qui implique la résurrection. Il y a donc deux vies: la vie banale (si nous qui sommes dans le Christ n’avons d’espoir que cette vie, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes 1Co 15,19) et la vie au sens du midrash, la vie « en esprit », celle qui avale la mort. L’AT prenait soin déjà d’accoler à cette vie des termes messianiques:

sefer Hayim : le livre de vie (sefer= 52)
meqor Hayim : la source de vie (meqor =52)
oraH Hayim ou derekh Hayim : chemin de vie (le pluriel de oraH vaut 52)
mayim Hayim : eau vive
‘ets Hayim : arbre de vie.

• Double entente.

Si nous utilisons tout ce système d’équations, notre verset de Luc pourrait alors se lire non pas :

Car la vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement

Mais: Car le messie est plus que la loi, et la doctrine du messie (guf) plus que le le Temple
Cette traduction étant obtenue en remplaçant vie par messie, nourriture par loi, corps (guf) par guf: le principe essentiel, et vêtement par Temple.

• Des Tribunaux

Si Paul se lamente de ce que ses chers Corinthiens n’ont pas leurs propres tribunaux:

Et quand vous avez là-dessus des litiges, vous allez prendre pour juges des gens que l’Église méprise! Je le dis à votre honte; ainsi, il n’y a parmi vous aucun homme sage, qui puisse servir d’arbitre entre ses frères! (1Co 6, 1-2)

C’est d’abord parce qu’il poursuit son dialogue avec le Deutéronome, il poursuit le déroulement de la loi:

Prenez donc des hommes sages, perspicaces et d’expérience dans chacune de vos tribus, que j’en fasse vos chefs.
En ce même temps je prescrivis à vos juges : Vous entendrez vos frères et vous rendrez la justice entre un homme et son frère ou un étranger en résidence près de lui. (Dt 1, 15-16)

Trois versets après avoir évoqué le problème des Tribunaux, Moïse passe sans transition à la faute des Explorateurs. Cette faute divise le peuple en deux camps, ceux qui croient à la promesse et hériteront de la Terre et ceux qui n’y croient pas et n’hériteront pas. C’est pourquoi le texte paulinien prend lui-aussi un virage abrupt et passe sans transition des tribunaux à ce clivage:

Ne savez-vous pas que les injustes n’hériteront pas du Royaume de Dieu? (1Co 6,9)

 

• Trois insouciances.

L’étrange voyage décrit au début du second chapitre du Deutéronome est compris comme un voyage spirituel dans l’ère messianique. Paul se devait donc donc de l’interpréter. En Dt 2 Dieu dit aux Hébreux: Ne vous souciez pas de traverser des contrées hostiles: ne provoquez pas Edom, vous n’hériterez pas de leur terre, n’attaquez pas Moab, je ne vous donnerai pas leur territoire, n’attaquez pas Amon… Ces trois insouciances deviennent chez Paul ces trois choses dont il ne faut pas se soucier:

Quelqu’un était-il circoncis lors de son appel? qu’il ne se fasse pas de prépuce.
L’appel l’a-t-il trouvé incirconcis? qu’il ne se fasse pas circoncire (1Co 7, 18)
Étais-tu esclave, lors de ton appel? Ne t’en soucie pas (1Co 7, 21)

 

• Paul explorateur

Nous utilisons souvent l’expression « Paul explore par la pensée… ». Cette expression est à prendre à la lettre. Paul est l’explorateur eschatologique, celui qui part en reconnaissance dans l’ère messianique, à la fin des temps. Comme c’est le messie qui devait, dans la tradition juive, faire entrer Israël dans sa demeure finale, cette entrée dans la terre devient la métaphore de l’ère messianique. C’est pourquoi notamment le messie chrétien s’appelle Josué (Jésus) car c’est Josué qui fait entrer dans la terre promise. Les incessants voyages de Paul sont un midrash sur Nombres 13 qui traite de l’envoi des explorateurs afin de reconnaître la Terre Promise. Paul et ses collaborateurs sont les espions-explorateurs de Moïse et bien entendu ceux de Josué.

Voyez ce qu’est le pays…. fort ou faible, clairsemé ou nombreux…
fertile ou pauvre, boisé ou non…. Prenez des fruits du pays. (Nb 13, 18-20)

Les Hébreux (sauf Caleb et Josué) sont trop prudents. Ils craignent l’entrée dans la Terre Promise (lire: dans l’ère messianique). C’est pourquoi Paul ne cesse de les fustiger avec ironie:

Nous sommes fous…vous êtes prudents – dans le Christ (= en matière de messianisme)

La majorité des explorateurs a trouvé que les habitants de Canaan sont trop forts. C’est pourquoi Paul ironiserait:

nous sommes faibles, mais vous, vous êtes forts (1Co 4, 10)

Cette hypothèse sur « Paul explorateur » est confortée par le passage rapporté en 2Co 11,32 dans lequel Paul est Caleb sauvé par Rahab. Paul et les douze fils de Jacob ne cessent d’arpenter le monde. On se souvient que Joseph lorsqu’il les reçoit en Egypte leur dit par trois fois qu’ils sont des « espions ». Le français explorer renvoie en hébreu à plusieurs verbes: la-tur, la-regel, la-Hpor ou le-Haqer, or ce dernier verbe est un équivalent de li-drosh, racine du midrash. En Qo 1,13 le verbe la-tur est lui-aussi associé au verbe li-drosh. Dans le Siracide on se demande qui peut explorer la sagesse divine.

La hauteur du ciel, l’étendue de la terre, la profondeur de l’abîme, qui peut les explorer (mi yeHaqer)? (Si 1, 3)

Accessoirement, ce verset nous permet peut-être d’expliquer l’origine d’un autre verset difficile des Epîtres:

Ainsi vous recevrez la force de comprendre… ce qu’est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur (Ep 3, 18)

Puisque cette Terre Promise est l’ère messianique, il faut l’explorer par la pensée dans toutes ses dimensions.

cette ville dessine un carré : sa longueur égale sa largeur. Il la mesura donc à l’aide du roseau, soit douze mille stades; longueur, largeur et hauteur y sont égales (Ap 21, 16)

 

 

• La faute des explorateurs.

Le judaïsme connaît une tradition curieuse: Dieu aurait pardonné la faute du veau d’or, mais il n’aurait jamais pardonné la faute des explorateurs. Selon une tradition, le commandement des prémices aurait le pouvoir de faire pardonner cette faute. Selon une autre source, la bénédiction qui suit le repas serait de nature à expier cette faute, puisqu’elle fait mention de ce remerciement adressé à la divinité « d’avoir mis nos pères en possession d’un pays fortuné et fertile ». Le midrash juif lisait déjà la faute des explorateurs comme une faute contre l’espoir messianique. Les dix explorateurs, qui sont aussi des chefs de tribus, ne croient pas aux temps messianiques figurés par l’entrée dans la Terre Promise. Leur faute serait non pas d’avoir menti sur ce qu’ils ont vu – ils ont scrupuleusement accompli leur mission – mais d’avoir eu ce mot malheureux: אפס (Nb 13,28, ephes signifie « mais » comme restriction mais aussi « jamais » au sens de « on n’y arrivera jamais »). Si une telle élaboration a bel et bien existé dans le Judaïsme, il est probable qu’elle a laissé des traces dans le midrash chrétien et pas seulement dans la lettre aux « Ephésiens ». Ce serait peut-être le sens du « péché contre l’esprit saint ».

Mais celui qui aura fait insulte au Saint-Esprit ne recevra jamais de pardon, car il est coupable d’un péché éternel (Mc 3,29) // Mt 12,32 // Lc 12,10//Ac 5, 3

L’entrée en terre promise ne serait pas autre chose qu’une élaboration midrashique figurant l’idée messianique.

• Le pays à explorer.

Le messianisme évoque une vision intérieure en terme d’espace comme tout mysticisme. C’est toujours un lieu imaginaire que le mystique explore, un pardes ou un paradis. L’idée messianique est projetée dans un monde suprasensible possédant une étendue, une topie. L’espace libère du temps: il est réversible alors que le temps ne l’est pas, l’espace ne condamne pas à la mort et à la dissolution comme le temps. L’eschatologie visualise donc des lieux. D’où les descriptions d’Ezéchiel et de l’Apocalypse. Elle imagine des cieux et des terres nouvelles et toutes les utopies imaginables. Les visionnaires sont en quelque sorte les « bons explorateurs », ceux qui acceptent l’idée messianique et rachètent ainsi la faute des dix explorateurs hésitants. Ces visions sont souvent des reconnaissances. En effet, explorer l’espace-temps de l’eschatologie consiste à scruter les signes et à les reconnaître. Il s’agit de reconnaissance car les signes sont déjà répertoriés dans l’Ecriture. Les prophètes ont déjà balisé le pays merveilleux. Mieux, même les païens ont prédit par visions les temps messianiques. Le règne de mille ans et la nouvelle Jérusalem céleste seront donc prédits aussi par les Sibylles païennes: Teste David cum sibylla.

Pour l’explorateur il ne s’agit pas de connaître mais de reconnaître. C’est ce que fait Paul:

Au moment favorable (be’et ratson) je t’ai exaucé (Is 49,8) ; au jour du salut, je t’ai secouru. Le voici maintenant le moment favorable, le voici maintenant le jour du salut (2Co 6,2)

Petits enfants, voici venue la dernière heure. Vous avez ouï dire que l’Antichrist doit venir; et déjà maintenant beaucoup d’antichrists sont survenus : à quoi nous reconnaissons que la dernière heure est là.

Certains textes midrashiques, comme Hermas, parlent de similitudes, d’autres textes parlent directement de reconnaissances. Par exemple les Reconnaissances du pseudo Clément, « roman chrétien » des premiers siècles. L’ouvrage met en scène Clément, qui se présente comme un jeune homme en quête de certitudes, dont la famille dispersée se reconstituera au terme du récit, à la suite de retrouvailles romanesques qui sont justement ces « reconnaissances ».