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L’Atelier du Midrash

 L’Atelier du Midrash
Vous avez toujours souhaité surprendre le midrash en train de s’élaborer, comme on voit un peintre faire son tableau ? Un passage des Actes va nous fournir l’occasion de satisfaire votre curiosité. Dans l’article Midrash et Peinture, nous analysions une chute de cheval de Paul. 

Contrairement à une lecture fondamentaliste, qui s’appuie sur l’absence de cheval dans le texte des Actes pour nier l’existence du cheval de Paul, nous pensons avoir établi que Paul circulait bien à cheval. 

Nous pensions en avoir fini avec le thème de la chute de cheval. Mais c’est oublier que le midrash étant justiciable d’une lecture infinie, on n’en finit jamais vraiment avec rien, et surtout pas avec les chutes.

 

• Préfiguration.

En Actes chapitre 8, nous assistons à la conversion d’un haut fonctionnaire Ethiopien.

Un Ethiopien sur un char, qui a du pouvoir et qui se convertit sur une route, en plein midi, cela vous rappelle forcément quelque chose. Cela vous rappelle par exemple la conversion de Paul sur le chemin de Damas. Nous avons effectivement affaire ici à une variante du fameux « chemin de Damas ». La conversion de l’eunuque par Philippe est une élaboration parallèle à celle du chemin de Damas qu’elle précède immédiatement. On y retrouve les mêmes matériaux mais agencés autrement. Philippe est la figure de Paul converti. Pour le moment, Paul est encore un persécuteur de Chrétiens. Philippe annonce ce qui va se passer sur le chemin de Damas en convertissant quelqu’un sur le chemin de Gaza (en plein midi). Vous avez compris que notre fonctionnaire est tout simplement Paul lui-même. Mais Paul est aussi un peu Philippe. Paul commencera par poursuivre les Chrétiens, tout comme ici Philippe poursuit le char de l’Eunuque. Sur la route de Damas, Paul ne sait pas ce qu’il fait, il ne comprend pas toute la noirceur qu’il y a dans les lettres du grand prêtre, il ne peut pas se convertir par ses seules forces, il a besoin d’une intervention extérieure. C’est pourquoi dans la version philippienne, l’eunuque déclare à Philippe qui lui demande s’il comprend ce qu’il lit: Et comment le pourrais-je, dit-il, si personne ne me guide? Ici aussi l’eunuque ne sait pas ce qu’il lit. L’eunuque conduisait donc son char (tout en lisant Isaïe, ce qui ne présentait pas de danger, car il n’y avait personne sur la route, comme le texte nous l’indique: la voie était déserte= il y avait peu de croyants) mais lui-même ne sait pas se guider.

• L’Ethiopien.

Il nous avait fallu beaucoup de temps pour établir péniblement que Paul était (par midrash) un Egyptien méridional et pour tout dire un Ethiopien. En effet, le midrash chrétien ne faisait que prolonger le midrash juif qui faisait de Saül un qushi, un Ethiopien. L’originalité de cette nouvelle élaboration d’Actes 8, c’est qu’ici le midrash chrétien assume enfin ses origines, il nous présente un converti qui ne cache pas du tout son abyssinité. De même qu’on parle aujourd’hui de café équitable, on aurait ici en quelque sorte, du « midrash équitable » : une juste part se voit enfin reconnue au producteur: le midrash juif.
On trouve déjà dans cette préfiguration philipienne tout ce qui concernera les chevaux dans l’élaboration paulinienne. Ce qui est naturel puisque Philippe est le galop d’essai de Paul. Notre préfiguration de Paul est toujours un rekeb, un cavalier mais cette fois il conduit même un char (merkava). Il est aussi relié au pouvoir: c’est un shalit. Quant à Philippe, on comprend enfin le sens de son nom: philippos, il ne renvoie pas tant à l’amour des chevaux, qu’à celui de la puissance. C’est la raison pour laquelle Philippe est souvent rapproché de César (Césarée de Philippe, la lettre aux Philippiens se termine même (4, 23) par une référence à César). La saga de Philippe prépare celle de Paul qui sera agencée autrement: Au lieu de demander (verbe shoel) des lettres à des puissants pour persécuter des Chrétiens, Philippe va mener au Christianisme de puissants païens en les interrogeant (même verbe shoel) sur des lettres. Réagencement des mêmes matériaux.
Vous pouvez prendre chaque détail, vous verrez que la conversion de l’eunuque est identique à celle de Paul. Par exemple, Philippe, comme Paul, connaît aussi une ascension puisqu’il est ravi aux yeux de l’eunuque, etc. Philippe termine sa course à Césarée, alors que Paul entendra absolument la terminer devant César.

Ce rapprochement presque automatique entre l’Apôtre et César
est sans doute l’effet d’un autre élément du cahier des charges:
l’expression qarov lemalkhut qu’on retrouve aussi bien dans le midrash juif (Ruth Rabba)
que dans le midrash chrétien et qui signifie: le royaume est proche
ou: proche du pouvoir

 

• L’absence de fils.

Selon des sources bien informées, Candace n’est pas le nom d’une reine, mais une titulature (qndq) de type Pharaon. Notre eunuque est en quelque sorte l’équivalent du serviteur de Pharaon qui est d’ailleurs souvent un eunuque. Notre Ministre-eunuque s’en revient donc d’un pèlerinage à Jérusalem. Cette activité est inhabituelle pour un païen, à moins que nous ne soyons déjà à la fin des temps. A cette époque finale en effet, il est courant de voir les Egyptiens affluer à Jérusalem. Cela est attesté par maints prophètes, comme Isaïe, par exemple:

Des multitudes de chameaux te couvriront, des jeunes bêtes de Madiân et d’Épha; tous viendront de Saba, apportant l’or et l’encens et proclamant les louanges de Yahvé (Is 60, 6).

D’où les Rois-Mages. Même Pharaon est concerné:

Ils s’approcheront de toi, humblement, les fils de tes oppresseurs, ils se prosterneront à tes pieds, tous ceux qui te méprisaient, et ils t’appelleront : Ville de Yahvé, Sion du Saint d’Israël (Is 60, 14)

Cf. aussi les Psaumes, Jérémie, etc.

Depuis l’Égypte, des grands viendront, l’Éthiopie tendra les mains vers Dieu (Ps 68, 32)
Chevaux, montez! Chars, foncez! Que s’avancent les guerriers, gens de Kush … (Jr 46,9)

Depuis la Reine de Saba, nous savons que les Ethiopiens sont sages, riches et qu’ils ont pratiquement toutes les qualités, mais ils ont un défaut majeur: ils sont païens. Notre ministre cumule tous les handicaps car il est eunuque. Les eunuques ont eux-aussi beaucoup de qualités, ils sont fidèles, calmes, mais un malheur grave les frappe: ils ne peuvent avoir de fils. C’est pourquoi le passage d’Isaïe que l’eunuque lit concerne le Serviteur souffrant, mais le passage d’Isaïe que notre péricope accomplit est plutôt celui-ci:

Que le fils de l’étranger, qui s’est attaché à Yahvé, ne dise pas : Sûrement Yahvé va m’exclure de son peuple.  Que l’eunuque ne dise pas : Voici, je suis un arbre sec (Is 56, 3)

C’est pourquoi Philippe n’a pas grand chose à dire, il console l’eunuque simplement en lui parlant du fils qu’il a désormais: le messie. Comme quoi même le midrash chrétien peut avoir le sens de l’humour.

• Le passage d’Isaïe.

Notre eunuque lit donc un passage d’Isaïe, plus exactement du prophète Isaïe, yesha’yahu hanabi, le mot prophète (nabi) est là pour faire consonnance avec la sonorité du mot fils (ben). C’est pourquoi ce terme est suivi immédiatement de : comprends-tu…? (racine: bina). Ce jeu sonore n’a pu être gardé en grec, sauf à être un peu déplacé: ginôskeis ha anaginôskeis et de même en latin: intellegis quae legis. Ce passage d’Actes 8 est en réalité truffé de jeux de sens. L’eunuque lit sur son char : qoré ‘al hamerkaba. Philippe court à sa rencontre (yarats liqrato) ou vers sa lecture. Isaïe est le texte qui promet la guérison et le messie (sous la forme de la paix, shalom 52) aux proches (les juifs) comme aux lointains (les païens): shalom, shalom, laraHov ve-laqarov (Is 57, 19). C’est pourquoi l’esprit dit à Philippe : Avance, qerav. Et rattrappe (dbk) ce char (mrkb). Ce passage doit également être rapproché de la guérison d’un autre païen (Naamân) par Elisée, le collègue d’Elie. Naamân est comme notre eunuque, un grand homme, qui arrive avec son cheval et son char (2R 5,9). Philippe va être enlevé comme Elie. Elisée est un nom qui signifie la même chose qu’Isaïe (Dieu sauve). Naamân retrouve une chair (bassar) neuve en se baignant dans le Jourdain et ici Philippe apporte l’annonce (bessora) à l’eunuque avant de l’immerger dans l’eau.

• Trèsors.

Miraculeux hasard: le grec d’Actes 8,27 a gazês pour trésors et la scène se passe sur la route de Gaza. Voilà qui trahit encore une élaboration, et non un compte-rendu historique. La peshitta a aussi gaza pour trésors : wqam ezal, war’eh mhaymna Had, date hua men kush shaliyTa dqandaq malkta dkushaye, whua shaliT hua ‘al kuleh gazah… Selon le CAL trésorier se dit gdbr ou gnzwr et ce dernier terme est un équivalent de gzbr (vocalisable Gazbar ou Gaspar). On aurait là peut-être l’origine de Gaspard comme nom d’un des Rois-mages.

• gdbr : treasurer
• gnzwr, gnzwrʾ (ganzuwrā): treasurer
• gzbr –> gnzwr

• Conclusion.

La question que nous nous posons ici est de savoir pourquoi, dans le corpus paulinien, la conversion est si fortement liée à la présence d’un cheval, ou d’un char, et pourquoi elle implique l’idée de chute (figurée par la chute de cheval). La réponse à cette question est qu’il s’agit ici non pas d’une conversion individuelle ou historique, mais de la conversion eschatologique. Celle de la fin des temps.
Pas plus que Paul, notre eunuque n’a jamais eu d’existence historique. Mais nous sommes arrivés au comble, et lorsqu’on est parvenu au comble (à la fin des temps) la conversion survient irrémédiablement. C’est pourquoi notre eunuque est Ethiopien. Par un procédé dont l’humour est devenu aujourd’hui incompréhensible, voire répréhensible, le midrash figure le comble du paganisme par la noirceur des péchés. Voilà pourquoi votre fille est muette et notre païen tout noir. La conversion eschatologique est une inversion: ce qui est élevé sera abaissé, et celui qui est en haut sera en bas. Il nous faut donc une chute de cheval. Où allons-nous trouver une chute de cheval dans notre récit philippien ? Dans ce détail: notre ministre découvre la prophétie au moment où il s’en retourne. La peshitta utilise pour ce retournement un terme qui n’est pas anodin, celui de hpk, qui est le verbe du retournement eschatologique (de Sodome par exemple, du tout-péché, du tout-noir, là où il n’y a plus un seul juste…). C’est aussi la raison pour laquelle les conversions se font en plein-midi, car c’est au comble du péché que la colère divine est maximale. Et comme cette colère (Hama) est aussi le soleil (Hama), vous pouvez facilement en déduire l’heure qu’il est. De même, à la fin des temps il n’y aura plus de croyants, d’où le faible trafic sur la voie, etc.
Il y a donc ici plus qu’une chute de cheval, on a un retournement de char.

• Atelier d’écriture midrashique.

Pour mieux comprendre le processus d’élaboration de l’épisode de l’eunuque, il faut entrer dans les conditions de production concrètes des élaborations midrashiques. Je vous propose pour cela de participer à un atelier d’écriture midrashique.

Thème de l’atelier : Sachant que la venue du messie s’accompagne de la conversion des païens et que ceux-ci sont comparés à des bêtes, produire une élaboration midrashique à la fois originale et strictement identique à l’épisode de la conversion de l’eunuque. Figure imposée: l’actant principal sera un lion.

• Conseils de rédaction.

Vous devez d’abord choisir le type de narration que vous entendez imiter parmi les quelques types connus (Vision, Testament, Pseudépigraphie, Acte apocryphe, Apocalypse…). Comme on vous demande ici d’imiter un passage des Actes, choisissez de préférence la forme Actes. Donnez un nom à l’apôtre (Paul, Philippe,…). A la fin des temps, les païens (les bêtes) doivent être convertis. Il faut donc que votre apôtre convertisse un ou plusieurs lions puisque cette figure vous est imposée. Comment allez-vous construire votre schéma actantiel, comme on dit maintenant ? Très simplement: les païens sont comparés à des bêtes car ils n’ont pas la Loi, elle-même figurée par l’eau. Les bêtes manquent d’eau, vous voyez: ce n’est pas bien sorcier. La conversion est une inversion, elle consistera donc à les saturer d’eau, à les immerger. Il suffit donc que l’Apôtre baptise votre Lion.
Vous aurez pris soin au préalable de créer les conditions pour que l’Apôtre puisse se faire comprendre du noble animal. Il faut donc que ce dernier ait reçu le messie, en effet s’il reçoit le messie, il reçoit ipso facto le davar (le verbe, la parole). Ceci aura le double avantage de faire en sorte que ledit lion comprenne l’invite de l’apôtre à entrer dans l’eau (chose que les animaux n’aiment pas faire spontanément, les païens ayant toujours rejeté la Loi) et surtout à ce que le lion parle, ce qui ajoutera du merveilleux à votre narration, et lui donnera le prestige littéraire de la fable.
On attend de votre récit qu’il tienne compte des caractéristiques du genre midrashique. Vous êtes donc invité à jouer sur les mots et à produire le maximum de surdétermination. Par exemple vos Bêtes pourraient être en même temps des Empires terrifiants. Pensez à faire jouer la connotation des noms hébraïques du lion: shahal (demande, Saül), kefir (apostasie), gur (ger: converti)…

 

• Le lion Corrigé.

Voici un exemple du texte que vous pourriez produire.

Je m’en allais, moi Paul, en compagnie de la veuve Lemma et de sa fille Ammia. Je marchais dans la nuit avec l’intention d’aller à Jéricho en Phénicie…C’est alors qu’un lion grand et terrible surgit de la vallée…mais nous priions de sorte que absorbées par la prière, Lemma et Ammia n’aperçurent pas la bête. Mais quand j’eus fini de prier, l’animal était à mes pieds. J’étais empli de l’Esprit et je le regardai lui disant: Lion, que veux-tu ? et il dit : je veux être baptisé. Je glorifiai Dieu pour avoir accordé la parole à cet animal et le salut à ses serviteurs. Il y avait une grande rivière à cet endroit. J’entrai dans l’eau et il me suivit… Je maîtrisai le lion comme si c’était un bœuf…Mais je restai sur le bord en m’écriant: Toi qui demeures dans les hauteurs, toi qui, avec Daniel fermas la gueule des Lions,…accorde nous d’échapper à la Bête et exécute le projet que tu as fixé…Alors, je pris le lion par la crinière et je l’immergeai par trois fois…. Quand il sortit de l’eau, il secoua sa crinière et dit : que la grâce soit avec toi, et je lui répondis : qu’il en soit ainsi pour toi aussi.

 

• Commentaires.

• La création des personnages secondaires comme Lemma et Ammia est un point positif. On pourrait cependant regretter ici que votre récit ne donne pas assez de clés au lecteur pour apprécier le mode de production de ces personnages. Certes la présence d’une veuve fait penser au livre des Lamentations (Eikha=comment? d’où sans doute Lemma pour lama ? : pourquoi ?) Mais Ammia reste trop arbitraire (‘ami, mon peuple, ‘ania: la pauvre ?).
• Je marchais dans la nuit : oui! allusion classique à l’exil.
• Jéricho en Phénicie: La référence à Jéricho est astucieuse car cette ville est, dans la Bible, automatiquement liée au Jourdain (et à Rahab) ce qui annonce votre rivière (et la conversion). De même elle renvoie à Jérémie 12, 5 (que feras-tu contre les lions du Jourdain?) mais vous devriez justifier le terme Phénicie.
•La référence à Daniel est astucieuse. La gueule des bêtes fut autrefois fermée, ce n’est plus nécessaire à la fin des temps. Elle peut donc s’ouvrir de nouveau.
• je l’immergeai par trois fois: justifiez ce chiffre.

Malgré votre manque d’expérience, vous avez produit une élaboration parfaitement identique à celle de la conversion de l’eunuque, dans le sens où les deux élaborations répondent au même cahier des charges. Vous pouvez donc, sans passer par la case départ, vous rendre directement sur le lien: Actes de Paul et Thècle pour y découvrir une élaboration semblable à base de lions.