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L’enquête macédonienne

 L’enquête macédonienne

Il est d’étonnants voyages que l’on effectue à la vitesse de la pensée, des voyages immobiles et instantanés: ce sont les voyages midrashiques. Figurez-vous qu’à Salonique il y a une synagogue. Incroyable ! On sait qu’il y avait des juifs partout dans le bassin méditerranéen et donc normalement des lieux de prière…

 Mais en Actes 17,1 le carnet de voyage midrashique de Paul tient à nous préciser :

Après avoir traversé Amphipolis et Apollonie, ils arrivèrent à Thessalonique, où les Juifs avaient une synagogue. Les frères firent aussitôt partir de nuit Paul et Silas pour Bérée. Arrivés là, ils se rendirent à la synagogue des Juifs. (17,10)

• Visite guidée des synagogues de Salonique et de Bérée.

Nous avons établi ailleurs que dans le Guide de voyage paulinien, Amphipolis et Apollonie ne sont là que par assonance avec les sonorités pauliniennes (p et l), pour le plaisir du périple paulinien. Mais nous avons ici d’autres jeux de sonorités, par exemple la « synagogue » (KNeSet) fait entendre les mêmes sons KNS que SaloNiQue, mais à l’envers. Le midrash est tout à fait capable de ce type d’élaboration. Il peut par exemple faire de Salonique, la victoire de la prière. En effet le Comprehensive Aramaic Lexicon nous apprend que ṣlw signifie prière et que nyqʾsignifie victoire (par emprunt au grec). Vous pourriez penser que l’on a perdu le T du début de Thessalonique, mais le ṣ de ṣlw est un tsadé. A côté de la Thessalonique réelle, historique, le midrash peut créer une Tsalonique midrashique. Mais dans quel but ?

 

• Deux fois.

En Philippiens 4, 16 nous lisons ceci:

vous qui, dès mon séjour à Thessalonique, m’avez envoyé, et par deux fois, ce dont j’avais besoin.

Les lecteurs de cette revue sont devenus maintenant des experts en voyages pauliniens et midrashiques au point que nous pourrions bientôt ouvrir collectivement une agence de voyage spécialisée dans ce domaine où la demande reste forte. Je vous propose ici de refaire ensemble le voyage à Salonique. Habitués à la technique de l’attention flottante, nous allons d’abord, dans le verset cité, retenir le détail le plus anodin. C’est lui qui va nous faire découvrir Salonique, je veux dire le sens de Salonique. Ce détail insignifiant c’est l’expression: deux fois. Le midrash opère par surdétermination. Et s’il y a élaboration, elle sera confirmée par un autre indice. Le meurtrier frappe toujours deux fois. Surtout quand l’élaboration porte précisément sur l’expression deux fois. Mais où diable allons-nous retrouver un lien entre Salonique et cette expression deux fois ? – En Actes 20,4 en la personne d’un nommé Secundus.

Aristarque et Secundus, de Thessalonique (Ac 20,4)

Nous sommes en plein mystère et au centre d’un réseau lexical incompréhensible. Nous savons que Salonique est liée à la Macédoine et à d’autres « personnages » pauliniens comme Aristarque, Secundus ou Silas.

Il y avait avec nous Aristarque, un Macédonien de Thessalonique. (Ac 27,2)

Si Aristarque est un nom dont le sens tourne autour de la primauté, nous serions devant une série de noms dont le sens serait simplement : un, deux, trois (silas étant shilash). Aristarque est lui-même lié au théâtre en Ac 19, 29:

On se précipita en masse au théâtre, y entraînant les Macédoniens Gaïus et Aristarque.

 Or le théâtre c’est t’atrwn en araméen et en hébreu tardif, terme qui laisse entendre le mot tryn qui signifie justement : deux fois.

Quel est le lien entre la Macédoine (mkdn) Aristarque, Salonique et deux fois ? Pourquoi la macédoine est-elle liée à la prière ?

Or, pendant la nuit, Paul eut une vision : un Macédonien était là, debout, qui lui adressait cette prière

La solution de notre énigme résiderait dans un verset parfaitement anodin:

Alors les frères firent tout de suite partir Paul en direction de la mer; quant à Silas et Timothée, ils restèrent là. (Ac 17, 14)

Selon notre dictionnaire midrashique, la mer signifie les païens. Nous comprenons mieux alors le rapport entre tous les termes de notre réseau. C’est seulement après Salonique et Bérée, deux appels aux Juifs, que Paul peut être envoyé aux Païens (ou envoyé à Athènes ce qui revient au même). Pourquoi ? Car en Judaïsme il faut avertir deux fois le fautif. Voilà pourquoi Salonique et Bérée sont liées aux Juifs et à la Synagogue. Comme les Juifs refusent d’entendre, leitmotiv néo-testamentaire, Paul se tournera vers les païens (ethnos). C’est pourquoi il est envoyé à « Athènes ». Mais le schéma narratif est repris, même à Athènes. D’abord la Synagogue, et ensuite seulement le champ des païens, l’Areos des Pagos (l’Aréopage: j’espère que vous appréciez l’humour midrashique. Non ? Quel dommage!).

La fin des Actes reprend (encore et toujours) le même schéma. Après deux refus (des yeux et des oreilles) la prédication ira aux païens.

C’est que le cœur de ce peuple s’est épaissi : ils se sont bouché les oreilles, ils ont fermé les yeux, de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n’entendent, que leur cœur ne comprenne, qu’ils ne se convertissent. Et je les aurais guéris! Sachez-le donc : c’est aux païens qu’a été envoyé ce salut de Dieu. Eux du moins, ils écouteront.

La prière des païens (de recevoir le dabar, autrement dit le messie) que Paul a vue en vision (par midrash) a donc été entendue et elle a été victorieuse malgré l’opposition des Juifs: ṣlwnyqʾ

• Magdonia.

La remarque du lecteur qui a réagi sur la racine kns, nous donne l’occasion de compléter cet article par le rappel du paragraphe relatif à Magdonia extrait d’un article ancien consacré aux Actes de Thomas. On y voit que la racine kns y est très exploitée en rapport justement avec la « macédoine ».

À partir du chapitre 82 et jusqu’à la fin de l’ouvrage, les Actes de Thomas rapportent l’histoire de Magdonia. Cette histoire occupe donc une bonne centaine de chapitres, ce n’est donc pas un simple détail, mais plutôt le cœur de l’ouvrage. En quoi consiste cette intrigue qui constitue l’essentiel des Actes de Thomas ? Une femme, Magdonia (une païenne) venue entendre la prédication de Thomas est convaincue par l’apôtre. Classique. À partir de ce moment, elle se refuse à son mari. Comment expliquer qu’une intrigue aussi simpliste soit au centre de notre ouvrage, qu’elle porte sur près de cent chapitres, et qu’on retrouve ce thème dans d’autres apocryphes ? Face à ce profond mystère, les spécialistes ont imaginé une solution qu’il faut bien qualifier de géniale : l’encratisme. Voici : contrairement aux Évangiles canoniques, les Apocryphes sont “encratites”. Mais qu’est-ce que l’encratisme, demanderez-vous ? Eh bien, c’est se refuser à son mari. Refuser les rapports sexuels, notamment.

Trouvons-nous dans les Évangiles cette idée de refuser le mariage ? – Non. – C’est normal, c’est même la preuve que les Évangiles ne sont pas encratites. Mais les Apocryphes le sont. On voit tout de suite que la valeur explicative de cette théorie est sensiblement égale à celle de la vertu dormitive de l’opium. Nous avons proposé pour notre part une explication par un jeu de sens sur baal, qui signifie à la fois mari et dieu de l’idolâtrie. Les récits comme celui de Magdonia, sont de vastes formations midrashiques. Les peuples païens veulent “entendre”, et une fois qu’ils ont “entendu”, ils ne veulent plus rester prisonniers de leur idolâtrie, de leur baal. On figure cela par une séquence plus populaire : la femme séduite par la parole de l’apôtre ne veut plus obéir à son baal de mari, ou au baal de son mari. (Souvenez-vous enfin qu’à la venue du messie les Juifs sont censés être devenus aussi idolâtres que les païens. On ne va pas vous le répéter indéfiniment).
Au chapitre 82, Magdonia ne parvient pas à s’approcher de l’apôtre à cause de la foule qui l’empêche d’avancer. On reconnaît là, le motif du grabataire qui est obligé de passer par le toit, ainsi que la terminologie technique que l’on connaît déjà : approcher = leqarev signifie se convertir, de même qu’entrer. On vérifie que, comme dans les Évangiles, la fonction de la foule (juive) est d’empêcher les païens d’entrer ou de s’approcher (de se convertir, leqarev) de la Porte (la conversion)
Le mari de Magdonia est un parent du roi, on reconnaît là l’expression sous-jacente qarov le-malkhut. Magdonia, dans sa hâte d’approcher, demande une escorte pour écarter la foule. En s’adressant à elle, Thomas lui dit : vous qui êtes très loin, avez-vous hâte que se retirent ceux qui sont proches ? C’est une allusion au remplacement eschatologique des Juifs par les païens. Sur un registre parallèle, les Juifs, qui sont les guides des païens, sont aussi leurs “maîtres”, donc leur baal. Ce pourquoi les païens en général et Magdonia se refusent désormais à eux. D’où l’origine du nom de Magdonia, qui serait un nom calqué sur l’adjectif mekudan, asservi. Les Juifs sont les supérieurs des païens, du moins se croient-ils supérieurs, croyant détenir le privilège de la loi. Les Juifs imposent par ailleurs leurs conditions, leur loi aux païens et cette loi est lourde. Le texte grec de AcTh 83 nous explique très bien tout cela :
Et, jetant les yeux sur les porteurs de Magdonia, il leur dit : “C’est pour vous qu’a été dite cette promesse de bonheur et cette admonition, qui a été annoncée aux gens d’alors, pour vous qui portez ces fardeaux lourds à porter et qui sur son ordre allez çà et là. Et, alors que vous êtes des êtres humains, ils vous imposent des fardeaux comme si vous étiez des bêtes, les gens qui ont pouvoir sur vous considérant que vous n’êtes pas des hommes comme eux, soit esclaves soit hommes libres. Car ni la possession ne servira de rien aux riches ni la pauvreté ne sauvera les pauvres du jugement. Ni nous n’avons reçu un commandement que nous ne pouvons porter, ni il ne nous a imposé une construction telle que les hommes en construisent, ni de tailler des pierres et de bâtir des maisons comme vos artisans le font par leur savoir. Voici le commandement que nous avons reçu du Seigneur : ce qui nous déplaît infligé par un autre, cela, ne pas le faire à quelqu’un d’autre.
Suit une longue prédication de l’apôtre à l’issue de laquelle Magdonia s’exclame :
Disciple du Dieu vivant, tu es venu dans un pays désert. Car nous habitons dans un désert, semblables par notre conduite aux animaux sans raison.
Où l’on vérifie que le désert, terre sans eau, est la région de l’idolâtrie, tout juste bonne pour les païens. Magdonia se refuse ensuite à son mari Karish (ou Charisios selon les versions). C’était prévisible au vu de la théorie de l’encratisme, déjà évoquée. Karish se lamente donc sur ce retournement qui fait que sa femme ne lui est plus soumise. Certains critiques y ont vu là un certain courant féministe des Apocrypes. Nous les encourageons à continuer dans cette voie prometteuse.
Ce mauvais sort m’a tiré à bas de mes airs hautains et de ma vaine gloire et de la grandeur
et qu’il m’a projeté dans cette petitesse. (AcTh 99)
Karish va ensuite se plaindre au roi. En quels termes le fait-il ? Il accuse l’apôtre d’être un magicien.
Il leur enseigne un nouveau dieu et il leur impose de nouvelles lois… fais venir… ce sorcier…
et punis-le de mort, de peur que tous ceux de notre nation ne périssent.
Des Indes, nous sommes passés au salon de Caïphe. Thomas demande à Magdonia la raison de la colère de son mari (il n’en a aucune idée) :
Il a voulu hier soir me soumettre à lui et m’assujettir à la passion dont il est le servant.
Karish demande aussi à sa femme la raison de son changement d’attitude à son égard (il n’en a pas la moindre idée) :
Rappelle-toi le jour où tu m’as rencontré pour la première fois. Dis la vérité.  Est-ce que je n’étais pas plus beau à tes yeux en ce temps-là.
Et Magdonia de donner le fin mot de toute l’affaire :
Ce temps-là était le temps du début, et ce temps-ci est le temps de la fin.
La suite de l’histoire ressemble à du Pasolini. Nous ne dévoilerons pas cette fin pour que le lecteur puisse découvrir par lui-même ce qu’est un midrash.