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Régime crétois

 Régime crétois

Nous avons tenté d’expliquer récemment le navrant passage de la Lettre à Tite relatif aux crétois. Nous revenons sur cette Lettre en nous posant deux questions. Pourquoi Tite doit-il rester en Crête ? Et pourquoi dans cette Lettre à Tite le vocabulaire de la polémique est-il si viril ?

Nous avons vu que dans le Deutéronome, Moïse exhorte les hébreux à établir des sages et des tribunaux qui jugeront leurs frères

Prenez donc des hommes sages, perspicaces et d’expérience dans chacune de vos tribus, que j’en fasse vos chefs.

En ce même temps je prescrivis à vos juges : Vous entendrez vos frères et vous rendrez la justice entre un homme et son frère ou un étranger en résidence près de lui. (Dt 1, 15-16)

C’est la raison pour laquelle Paul reproche aux Corinthiens de ne pas disposer de leurs propres tribunaux:

Et quand vous avez là-dessus des litiges, vous allez prendre pour juges des gens que l’Église méprise! Je le dis à votre honte; ainsi, il n’y a parmi vous aucun homme sage, qui puisse servir d’arbitre entre ses frères! (1Co 6, 1-2)

Paul a donc laissé Tite en Crête pour précisément établir des presbytres (zeqenim).

Si je t’ai laissé en Crète, c’est pour y achever l’organisation et pour établir dans chaque ville des presbytres, conformément à mes instructions (Tt 1,5)

Mais que vient faire ici la Crête ? Nous avons souligné dans ce verset ce qui nous semble constituer un triple effet sonore. En effet, ville se dit par exemple qiria ou qrit’. Trois sonorités « crétoises » pour un seul verset, voila qui fait beaucoup. Je dis trois, car l’hébreu pour dire « chaque ville » utilise le redoublement:bekol qiria ve qiria. (Ville en Hébreu tardif : qarta, en Syriaque: qrit’) Ce n’est pas le seul cas, dans le début de Corinthiens le son de la qeria est omniprésent: polos qaruy….asher beqorinthos haqeruim …veet kol ha qorim  

Tite doit établir (par midrash) des juges (syriaque : qrytys) dans chaque ville (qryt) pour accomplir le Deutéronome (à travers Paul, c’est Moïse qui ordonne).

 

• Critique de la raison midrashique.

Pourquoi la Crête ? En 2 Samuel il est question de crétois d’un genre un peu particulier: les Kérétiens (hébreu: kreti) associés aux Pélétiens (pleti). Il existerait donc dans la Bible une association entre le son de la Crête et celui de Paul (Pélétiens)

Tous ses serviteurs défilaient près de lui. Tous les Kérétiens, tous les Pelétiens, … défilaient devant le roi. (2S 15, 18)

Il s’agit ici, selon la lecture habituelle, des mercenaires païens du roi David. Mais le Midrash ne lit pas les livres de Samuel comme des livres d’histoire. Figurez-vous que le Midrash fait de ces gardes prétoriens de David, des membres du Sanhédrin. Kreti est lu comme issu du verbe krt décider, trancher. Propre du travail judiciaire du Sanhédrin. Et pleti est tiré vers le sens d’élection et de distinction (Berakhot 4a). Vous pourriez objecter que ces acrobaties n’affectent que les juifs, coutumiers du fait, et que jamais il n’y eut de contamination entre les élucubrations juives et la saine raison chrétienne. Làs! Le Pseudo-Jérôme reprend ces élaborations et pour lui les Kérétiens et les Pélétiens forment la « congregatio dei »

 

• Les arts martiaux et la Loi.

Récapitulons: Nous trouvons dans la Bible de mystérieux Kérétiens, dont on ne sait que faire. Sauf qu’ils sont associés à David et à la guerre. Le Targum et la Peshitta rendent ces Kérétiens par des guerriers, des archers, tandis que la Septante en fait des crétois. Or, – est-ce un hasard ?- nous retrouvons dans la Lettre à Tite ces deux dimensions du midrash. Le discours de Paul a Tite est en effet très pugnace:

ne doit-il pas être capable, à la fois, d’exhorter dans la saine doctrine et de confondre les contradicteurs? (Tt 1,9)
il faut aussi que l’adversaire soit rempli de confusion. (Tt 2,8) Il faut leur fermer la bouche (Tt 1,11) etc.

Or nous savons que c’est un lieu commun de la pensée rabbinique que de comparer l’art de la controverse talmudique à un art martial. En voici deux exemples tirés de Ruth Rabba.

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Il est écrit de David: il sait jouer, et c’est un vaillant, un homme de guerre, il parle bien, il est beau et Yahvé est avec lui (1S 16, 18). Il sait jouer (de la musique) se réfère en fait à sa connaissance des Écritures ; et c’est un vaillant : par sa connaissance de la mishna ; un homme de guerre : qui sait comment donner et recevoir des coups dans les batailles d’arguments autour de la Tora; il parle bien (navon davar) il est riche de bonnes actions ; il est beau : lorsqu’il disserte du Talmud. Autre interprétation : il parle bien : il sait déduire un problème d’un autre. Il est beau (ish toar) : il était illuminé par la lumière (méir) de la Loi. Et Yahvé est avec lui : La halakha était fixée en fonction de ses dires.

***

R. Sim’on a dit au nom de R. Yéhoshua b. Lévi et de R. Hama, le père de R. Hoshea au nom de Rabbi : le Livre des Chroniques n’a été donné qu’en vue d’élaborations midrashiques.

Et non de vérités historiques.

Prenons par exemple ce verset :

fils de Shéla, fils de Juda : Er père de Léka, Lada père de Maresha et les clans des producteurs de byssus à Bet-Ashbéa. Yoqim, les hommes de Kozeba, Yoash et Saraph qui allèrent se marier en Moab avant de revenir à Bethléem. Ces événements sont anciens. Ce sont eux qui étaient potiers et habitaient Neta’im et Gedéra. Ils demeuraient là avec le roi, attachés à son atelier(1Ch 4, 21-23).
R. Samuel b. NaHman interpréta ce passage en référence à David : 
– Fils de Shéla, fils de Juda : Er père de Léka: c’est-à-dire : av bet din de Léka ; 
– Lada père de Maresha, veut dire av bet din de Maresha.
– Et les clans des producteurs de byssus : c’est David qui entreprit lui-même de tisser le rideau de l’Arche. Telle est la signification du verset : et Elhanân, fils de Yaïr, de Bethléem, tua Goliath (2S 21, 19)

Le verset continue par : le bois de sa lance était comme un lais de tisserand, 
d’où le lien avec les producteurs de byssus.
Il fut appelé ElHanan, car le Saint béni soit-il fut gracieux (el Hanan) envers lui.
– Le fils de Yaïr : le fils qui a grandi dans la forêt (ya’ar).
– tua (oregim) Goliath : parce qu’il tissa (oreg) le rideau.

Le verset joue sur les sonorités proches de oreg (tuer) et oreg (tisser).
Autre interprétation de oregim , c’est qu’ils lui amenèrent la loi, et il la tissa. Autre interprétation : cela se réfère au Sanhédrin qui tissa avec lui les paroles de la Tora.

 

• Un texte très construit.

Il serait sans doute nécessaire de rétrovertir complétement la lettre de Tite pour connaître toutes les dimensions de son sens. Mais un bref survol du vocabulaire montre que nous y retrouvons les procédés habituels du corpus messianico-paulinien. On y retrouve notamment le procédé qui consiste à saturer le texte de termes apparemment anodins mais à valence messianique: comme: visiteurs (orHim 52) paix (shalom 52) espérance (tiqva 52) etc.

 

• Un midrash ventriloque

Que faire alors de l’expression gasteres argai (Aaargh ! deux hapax, quand même !), qui seraient donc des ventres paresseux (Tt 1, 12) ? Les textes inspirés se préoccupent parfois de détails inattendus. Bien que Paul mette ici courageusement la chose sur le compte d’un prophète anonyme, on ne comprend toujours pas l’importance de cette information capitale relative à la digestion des crétois. Dans son Dictionnaire Philosophique, Voltaire, effondré par la trivialité de ce détail, se perd en conjectures avant de déclarer forfait. Il faut donc faire parler le texte au risque de quelques acrobaties. Mais comme cela fait plusieurs siècles que le ridicule ne tue plus en matière d’étude du NT, sinon nous aurions connu une hécatombe, on ne risque pas grand chose. Voici deux hypothèses.

1) la Peshitta rend cette expression par krs btyl (sein/ventre/matrice inutile). Dans ce cas l’expression originale viserait l’inutilité/stérilité/vacuité des juifs qui retardent indéfiniment l’idée d’avoir un fils/messie. Mais il est aussi possible que le traducteur syriaque ait simplement fait ce qu’il pouvait.

2) Nous sommes partis de l’idée que la lettre à Tite était un midrash eschatologique qui entend accomplir le Deutéronome et les ordres de Moïse en matière de nomination des Juges. Tite traiterait du Sanhédrin eschatologique. Comme le midrash juif rapproche le Sanhédrin des kérétiens (kreti כרתי) et que ces derniers sont assimilés aux crétois, ce serait la raison pour laquelle Tite se trouve en Crête. Or il existe en hébreu un terme proche de kreti (כרתי) c’est karti (כרתיא) poireau. Apparemment hors sujet. Certes. Mais poireau a aussi un autre nom hébreu beaucoup plus intéressant c’est koresh (כרש). Et là nous sommes moins hors-sujet, car ce nom possède la valence messianique (52). Raison pour laquelle Cyrus (koresh, en hébreu) est dit être le messie. Mais revenons à notre poireau. Il se trouve que כרש c’est justement le ventre (כרס, en hébreu tardif). Voila comment on serait passé d’un jeu de sens messianique à cette histoire de ventre paresseux. Mais au fait quel serait ce jeu de sens ? Il porterait sur le fait que les juifs-de-la-loi (ici travestis en Crétois) sont des messianistes (kareshim) lents. Ils ont du mal à digérer l’idée messianique en quelque sorte.

 

• Code crétois et midrash chrétien.

Le midrash chrétien utiliserait le vocabulaire de la Crète et des Crétois pour parler des Juifs, mais il n’invente pas ce code: il le trouve tout prêt dans le midrash juif.

Ainsi parle le Seigneur Yahvé. Voici que j’étends la main contre les Philistins, je vais retrancher les Kerétiens (Ez 25, 16)
Malheur …à la nation des Kerétiens! Voici la parole de Yahvé contre vous : Canaan, terre des Philistins, je vais te faire périr faute d’habitants! (So 2, 5) 

On voit ici clairement que les « Kérétiens » sont assimilés aux philistins c’est-à-dire aux habitants originaires et donc païens du pays de Canaan. Les Juifs sont assimilés à ces indigénes car ils sont désormais (lire: à la fin des temps) aussi idolâtres qu’eux. Il était donc inévitable que nous trouvions dans le midrash chrétien un verset comme:

tant Juifs que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons publier dans notre langue les merveilles de Dieu! (Ac 2, 11)

Le midrash ne connaît que deux catégories : les juifs et les païens. Mais comme à la fin des temps les païens « entrent » ces deux catégories deviennent : juifs de souche et gerim. Par conséquent Crétois et Arabes ne constituent pas d’autres catégories mais un parallèle avec les catégories précédentes. Crétois illustre donc les Juifs de souche et Arabes les gerim (variété Reine de Saba)

 

• Hygiène et régime crétois

La Lettre à Tite parle à plusieurs reprises de santé ou d’hygiène (verbe grec: hugiainô).

capable, à la fois, d’exhorter dans la saine doctrine (Tt 1,9)

aussi reprends-les vertement, pour qu’ils conservent une foi saine (Tt 1, 13)

Pour toi, enseigne ce qui est conforme à la saine doctrine. (Tt 2, 1)

Certaines versions rétrovertissent « sain » dans l’hébreu bari ce qui est très bien vu (bar, c’est le fils, en araméen, et donc le messie). Nous postulons pour notre part la présence du mot cacher 52 (כשר) pour cette hygiène. Car ce terme a la bonne fortune de posséder la valence messianique. L’avantage de casher, outre sa valence, est de faire anagramme avec koresh. Le mensonge, terme très crétoisement présent dans la Lettre serait alors sheqer (שקר).

La lettre à Tite nous apprend par exemple en 1,2 que Dieu « ne ment pas » (contrairement aux Crétois).

Le bon Ancien (1,7) de son coté ne doit pas être ivrogne shikor (שכור) etc. Bref, le réseau habituel de jeux de sens qui fait la trame et le charme discret de tout midrash, mais qui surtout le signe et le signale comme midrash.

Au passage, notez une des nombreuses raisons pour lesquelles les Chrétiens n’ont plus besoin de manger « cacher« , comme ils mangent directement le messie 52, ils mangent l’équivalent numérique du כשר

 

• En finir avec le midrash.

En Tt 3,9 Paul demande à Tite de mettre fin aux « folles recherches, aux généalogies » (grec: môras de zêtêseis). La racine grecque zêtêsis renvoie en général à la racine baqesh (demander, chercher) mais ici elle pourrait fort bien être rétrovertie dans l’hébreu midrash.

(Exemple en Lv 10, 16 zêtôn exezêtêsen traduit darosh darash).

Paul demanderait donc qu’on en finisse avec le midrash. Puisque nous sommes, pense-t-il, à l’époque messianique, le midrash est accompli, et il n’a donc plus lieu d’exister comme pratique ou étude. Continuer le midrash reviendrait en effet à prolonger d’une part l’attente eschatologique. Mais surtout, Paul est Elie (par midrash) or Elie devait venir résoudre à la fin des temps les questions restées sans solution et notamment les questions dont traite le midrash. Ce serait la raison pour laquelle notre verset mentionne les généalogies. Un passage du Tanna debe Eliyahu mentionne:

En ce qui concerne les prosélytes, note que puisque les dix tribus ont disparu parmi les Cuthéens païens, on ne recevra plus de prosélytes parmi les Cuthéens jusqu’à ce que viennent Elie et le Messie et qu’ils éclaircissent la question de leurs généalogies, comme il est dit : Voici que je vais vous envoyer Elie le prophète…