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Retour aux choses sérieuses

 Retour aux choses sérieuses

Le thème de la Loi versus la Grâce remplit les bibliothèques depuis deux millénaires. On va donc veiller à ne pas surcharger les rayons. Le texte qui suit entend simplement effleurer le sujet sous l’angle du rapport au midrash. En effet, la tradition juive ne connaît pas d’élaboration de l’ampleur de celle de Paul autour de la notion de Grâce ou de Justification. 

Elle ne connaît pas non plus d’élaboration dans laquelle la Grâce remplacerait la Loi. Une telle élaboration semble même impensable dans le Judaïsme.

 

• Paul m’a tuer ?

Si le paulinisme était le développement d’une vaste élaboration midrashique au sein même du Judaïsme, comment expliquer cet évanouissement de la loi et son remplacement par la Grâce? Ne faut-il pas abandonner l’hypothèse midrashique pour revenir aux choses sérieuses et aux théories bien établies: Paul juif hellénisé, Paul philosophe, crise du pharisaïsme, etc ? Encore faut-il assigner un sens stable aux énoncés évangéliques, ce qui n’est pas si simple. Voyez vous-même:

…personne ne sera justifié devant lui par la pratique de la Loi (Rm 3,20)

Vous le voyez : c’est par les œuvres que l’homme est justifié et non par la foi seule (Jc 2,24)

ce ne sont pas les auditeurs de la Loi qui sont justes devant Dieu, mais les observateurs de la Loi qui seront justifiés (Rm 2,13)

et cependant, sachant que l’homme n’est pas justifié par la pratique de la Loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ, nous avons cru, nous aussi, au Christ Jésus, afin d’obtenir la justification par la foi au Christ et non par la pratique de la Loi, puisque par la pratique de la Loi personne ne sera justifié. (Ga 2,16)

Tous ceux en effet qui se réclament de la pratique de la Loi encourent une malédiction. Car il est écrit : Maudit soit quiconque ne s’attache pas à tous les préceptes écrits dans le livre de la Loi pour les pratiquer. (Ga 3, 10)

Résumons : L’homme est justifié par les œuvres, mais personne n’est justifié par la pratique de la Loi. Les observateurs de la Loi seront justifiés. Pourtant l’homme n’est pas justifié par la pratique de la Loi. Enfin, ceux qui se réclament de la Loi encourent une malédiction, bien qu’il soit écrit pour eux l’inverse: Maudit soit quiconque ne s’attache pas à tous les préceptes écrits dans le livre de la Loi pour les pratiquer.

Le lecteur naïf en était resté aux Evangiles où le messie venait accomplir la loi et non l’abolir. Curieusement le terme de grâce est peu présent dans les Evangiles, il n’y figure pas comme concept. Certes Marie est pleine de grâce et Jésus dit des choses pleines de grâce, mais jamais cette grâce ne devient ce concept capable d’éradiquer la Loi. Chez Paul, la grâce confère à la Loi un signe négatif. La Loi pourrait dire en quelque sorte: Paul m’a tuer. Encore tout n’est-il pas aussi simple car notre meurtrier, tout en étranglant la loi d’une main, trouve de l’autre le moyen de circoncire Timothée (Ac 16,1-3), de respecter les procédures relatives au naziréat (Ac 18,18; 21,17-26) d’observer la Pâque (Ac 20,6) ainsi que la Pentecôte, de jeûner à Kippur (Ac 27,9) de présenter des sacrifices au Temple (Ac 21,17-26 ) d’affirmer qu’il n’a jamais commis aucune faute contre la Loi des Juifs, ni contre le Temple (Ac 25,8) ni contre les coutumes des pères (Ac 28,17) et de nous expliquer que La Loi est donc sainte, et saint le précepte, et juste et bon (Rm 7,12). Et tout cela avec une rhétorique talmudique (qui lui vient bien entendu de son maître Gamliel) Alors, par la foi nous privons la Loi de sa valeur? Certes non! Nous la lui conférons (Rm 3,31).

Sous ses apparences de doctrinaire, Paul est un sentimental,
il a jeté par dessus bord le superflu (la Loi) mais gardé par affection
pour son maître, l’essentiel: les ornements du pilpul:
pollo mallon (à plus forte raison, ‘al aHat kama ve-Kama)
tounantion (bien au contraire, adraba !)
me genoito (Has ve-Halila! expression intraduisible: Certes non! Jamais de la vie!)

• Le messie perdu et retrouvé.

En Lc 2 on nous raconte une histoire: celle de la perte du messie. Angoisse des proches. Finalement le messie qu’on croyait perdu est retrouvé. Il était tout simplement dans le Temple en train de discuter de la loi avec les Docteurs. Le messie s’étonne qu’on le cherche ailleurs que du côté de la Loi. Le bas relief présenté plus haut est une des interprétations artistiques de ce passage. L’intérêt de cette interprétation est de monter que le rôle du messie est de dérouler entièrement la Loi et ainsi de la dévoiler. C’est le même verbe hébreu: nigla. Notez qu’à Purim, on doit dérouler entièrement la megila. C’est ce que les Evangiles appellent accomplir. C’est le contraire de abolir. Abolir serait le-baTel (hébreu: לבטל )c’est pourquoi le messie affirme qu’il vient au contraire plonger le peuple dans la Loi, le « baptiser » le-Tobel (immerger: לטבל). Le rôle du messie est donc purement eschatologique et n’a rien à voir avec une discussion juridique sur la Loi. Le messie révèle ou dévoile le sens de la loi qui est qu’à la fin des temps elle doit être allégée pour que tout le monde puisse entrer.

Vous avez remarqué bien sûr qu’outre le rouleau qui est déroulé,
le rideau du Temple est tiré pour que tout soit visible
ainsi que le nombre des Docteurs. Six.

• Aux origines de la grâce.

Pour comprendre le cheminement qui a conduit Paul à son élaboration sur la Loi et la Grâce, il nous faut faire un détour par Noé. En effet, cette grâce (hébreu: Hen, חן) qui chez Paul va remplacer la loi, apparaît dans la Bible dans l’épisode de Noé (נח) dont il est graphiquement l’inverse.

Noé avait trouvé grâce aux yeux de Yahvé ve-noaH matsa Hen …(Gn 6,8)

Dans ce passage, Dieu s’aperçoit que l’homme n’a pas bon fond, que le yetser de l’homme est fondamentalement mauvais et il décide d’effacer l’humanité. Toute ? Non, car Noé avait trouvé grâce aux yeux de Yahvé. Comme ensuite la Bible nous dit que Noé était juste, nous trouvons ici pour la première fois l’idée de la justification par la grâce. Noé est donc lié à la grâce (NoaH est l’anagramme de Hen) mais il l’est de manière inexplicable. La Grâce sera donc inexplicable et gratuite. Le midrash juif se posait déjà la question de savoir ce qui avait valu à Noé le Salut et son statut de Juste. Au fait, qu’avait-il donc fait de si méritoire? Ne voyant rien, le midrash élabore laborieusement ceci: Noé voyait ses contemporains peiner à travailler la terre à la suite de la malédiction d’Adam (à la sueur de ton front …). Il se demanda : comment pourrais-je les soulager dans leur labeur ? Alors Noé inventa la charrue. Ce serait par ce mérite d’avoir aidé ses contemporains qu’il fut sauvé. Mais il semble que cette élaboration soit tardive. Selon d’autres textes cités par Ginzberg, Noé fut sauvé sans raison, par pure grâce. Le midrash chrétien reprend lui-aussi cette solution et la développe. Noé est juste à cause du Hen. Il est sauvé gratuitement avec un petit reste. Dans le midrash juif, Noé représente Israël, dont le Salut restera toujours incompréhensible. En effet le Salut doit survenir au comble du mal, alors qu’il n’existe plus un seul juste, sinon la parole divine n’est pas véridique. Mais dans ce cas, comment Noé peut-il être dit Juste ? Le texte porte une contradiction, à moins que tout cela n’ait été orchestré pour aboutir à ceci: Noé a été rendu juste par grâce. Noé est nommé de ce nom car il doit « consoler ».

Il lui donna le nom de Noé, car, dit-il, celui-ci nous apportera, dans notre travail et le labeur de nos mains, une consolation tirée du sol que Yahvé a maudit. Gn 5, 29

Consoler de quoi ? – De la malédiction (arara) divine frappant le sol. Celle du Déluge ? Celle du travail pénible de la terre ? Celle du Deutéronome ? Surtout, Noé représente le moment de la Fin. La fin « actuelle » dans laquelle vit Paul est donc l’image de cette autre fin que fut le Déluge et de cet autre recommencement que sera l’ère post-diluvienne. Le Prophète Isaïe y fait référence:

Ces jours sont pour moi les jours de Noé (Is 54,9)

et les Evangiles reprennent ce rapprochement:

Comme les jours de Noé, ainsi sera l’avènement du Fils de l’homme. Mt 24, 37

Et comme il advint aux jours de Noé, ainsi en sera-t-il encore aux jours du Fils de l’homme. Lc 17,26

Avant les Evangiles, le Siracide avait fait de Noé, déjà, un surgeon:

Noé fut trouvé parfaitement juste, au temps de la colère il fut le surgeon : grâce à lui un reste demeura à la terre lorsque se produisit le déluge. Si 44, 17

Résumons: Paul vit mentalement le temps de la Fin, il vit donc au temps de Noé. Noé est l’homme du déluge et de la Fin, mais aussi l’homme de l’Alliance définitive. Noé est un proto-messie. Ginzberg rapporte un midrash où Noé est nommé MenaHem, nom messianique: le consolateur, le paraclet. Noé, c’est aussi l’homme de la Loi, mais d’une loi légère (la loi Noachide) et qui a l’avantage compétitif de s’appliquer à tous, même aux païens. Noé peut ainsi rassembler dans l’arche et sauver les animaux (vous pouvez ici lire: les païens). Dieu avait maudit la terre avec Adam, mais selon un midrash cité par Ginzberg, cette malédiction devait prendre fin dès qu’un enfant serait né qui rendrait la circoncision inutile. Or selon le midrash Noé est né circoncis. Encore une aubaine pour le midrash chrétien: la circoncision devient inutile pour qui est Juste. Noé met fin à la malédiction d’Adam, il est donc un messie. Dieu décide de maudire une nouvelle fois la terre par le Déluge. Mais Noé échappe miraculeusement au Déluge et ouvre la possibilité d’une humanité juste. Cette grâce lui est conférée sans raison. Mais comment passe-t-on de ce midrash sur la Grâce à l’abolition de la loi ? Pour le savoir nous allons nous transporter plusieurs siècles après Paul.

 

• Détour par Cardozo

Dans son ouvrage « Sabbataï Tsevi, le messie mystique », Gershom Scholem analyse le rôle essentiel d’un marrane nommé Cardozo dans la genèse du sabbataïsme. On sait que le système de Luria donnait un nouveau sens à l’exil. Il devenait une mission par laquelle Israël devait faire le tiqun du monde. La chute (l’exil, le déluge…) devient donc un concept essentiel. Elle est comparée par Cardozo (p.793) à la chute d’un homme dans un puits profond. Tous ses membres sont meurtris. La guérison ne peut être dés lors obtenue que par un régime sévère, celui de la Loi. Mais lorsque l’homme se rétablit, ce régime sévère ne convient plus à son état, il devient même contraire aux besoins du malade. Cardozo fait aussi usage du verset Is 60, 22 : Moi, Yahvé, en temps voulu j’agirai vite que Sanhédrin 98a expliquait déjà ainsi: Si Israël le mérite, j’agirai vite, sinon le messie viendra en son temps. Ce verset semble anodin mais sa lecture par Cardozo est explosive: Puisque le messie doit maintenant venir en son temps, cela signifie qu’Israël ne peut plus rien hâter par son mérite, quoi que fasse Israël, cela n’a plus d’importance, en conséquence Dieu n’attend plus rien d’Israël et notamment pas l’observance de la Loi. La loi actuelle ne correspond plus à l’ère messianique : quiconque désire continuer à servir Dieu de la manière actuelle…détruit les plantations. Mieux : la loi orale avec ses six ordres correspond aux six jours de la semaine, l’époque messianique correspond au shabat. Accomplir la loi revient à transgresser ce shabat (p.794). La question que nous nous posons est celle-ci: le raisonnement de Cardozo et celui de Paul puisent-ils à la même source ? On pourrait le penser. Les Evangiles font dire au chef de la synagogue, indigné de ce que Jésus eût fait une guérison le sabbat: Il y a six jours pendant lesquels on doit travailler; venez donc ces jours-là vous faire guérir, et non le jour du sabbat!

 

• La Loi est venue pour que se multipliât la faute.

A coté de la loi juste et bonne on aurait donc une loi mauvaise qui fait se multiplier la faute. Comment le savons-nous ? Par ce verset:

La Loi, elle, est intervenue pour que se multipliât la faute (hina pleonasê to paraptôma)
mais où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé (Rm 5, 20)

Ce verset pose un problème, c’est que le « mais » n’a pas beaucoup de sens. Mais le plus grave c’est que le sens même du verset dépend d’un petit mot grec hina traduit ici par « pour que » ce qui dénote une intentionnalité. hina pleonasê to paraptôma : pour accomblir la faute (accomblir est un concept artisanal qui signifie accomplir+mettre au comble). Nous allons prendre un moment pour creuser ce verset. Comment feriez-vous si vous deviez traduire le grec hina ? La première idée qui vient à l’esprit, c’est de se dire que ce mot a déjà été traduit des milliers de fois dans la Septante. Il suffit donc de disposer d’un outil logiciel  et de consulter tous les hina, avec l’hébreu en face. Par exemple on a un hina dès Gn 3,3 : hina mê apothanête traduit par: sous peine de mort. Tiens, hina pourrait traduire l’hébreu pen (de peur que…)? Autre exemple en Gn 19,15 :hina mê sunapolê: de peur d’être emporté. Comment être certain que notre hina n’était pas la traduction de l’hébreu pen ? Dans ce cas, le sens du verset change et prend même un peu de sens: La loi est intervenue de peur que le péché ne se multiplie, mais (ce mais-là trouve désormais un sens: « heureusement ») mais où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé. Par exemple, malgré le Déluge dû au comble de la faute, la grâce accordée à Noé à prévalu. Mais à l’avenir nous devrons être prudents. Nous devrons désormais soupçonner chaque mot, chaque adverbe, chaque verbe, et même chaque virgule ou pause. Car s’il suffit du sens d’un minuscule hina pour altérer le sens global du texte paulinien, nous risquons à tout moment le malentendu, voire le contresens. En fait, le sens de nombreux versets du corpus paulinien dépend de centaines de termes anodins comme : selon, sous, en vue de, pour…Et parfois comme on va le voir maintenant, il ne dépend même pas d’un mot, mais d’un interstice.

 

• Esprit, pause et exégèse.

Car celui qui est mort est affranchi du péché (Rm 6,7)

Ce verset est un calque d’un énoncé énigmatique que l’on retrouve plusieurs fois dans les textes talmudiques:

après la mort, l’homme (adam) est exempté de la Loi et de la pratique des commandements.
(kevan she-met adam na’asse Hofshi min ha-tora u min ha-mitsvot)
כיון שמת אדם בטל מן המצות והיינו דא »ר יוחנן (תהילים פח) במתים חפשי כיון שמת אדם נעשה חפשי מן המצות

Cet énoncé curieux vient pour interroger un obscur fragment de Ps 88,6:libre parmi les morts. Les Docteurs du Talmud interprètent cette « liberté » des morts comme une incitation à étudier la Loi de notre vivant, car ensuite il est un peu tard. D’où vient donc l’interprétation paulinienne ? Pour le comprendre, il faut utiliser la pause, équivalent de la virgule, qui n’existe pas en hébreu. Il faut faire une autre pause dans la phrase hébraïque. Cela relève de la voix et donc du souffle (ou de l’esprit, si vous savez ce que c’est). Il ne faut pas marquer d’arrêt après kevan she-met, mais après kevan she-met adam. Nous ne sommes pas exemptés après la mort, mais après la mort d’Adam autrement dit du messie. Nous lisons en effet quelques versets plus haut: quand Adam mourut, figure de celui qui allait venir (Rm 5, 14). Nous sommes donc devant une lecture pneumatique d’un énoncé rabbinique. C’est la mort du messie prévue par Isaïe qui nous libère de la Loi. Autrement dit, nous avons ici une élaboration fondée sur Is 53, 5:

Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison.

Après la mort du messie, nous sommes donc affranchis de la Loi puisque le messie s’est chargé de nos péchés. Ce petit paragraphe montre simplement que l’étude de l’hypothèse midrashique pourrait bien aboutir à un texte cohérent mais dont le sens serait bien évidemment légèrement différent. Pour bien me faire comprendre, je vais prendre un autre exemple. Un passage du midrash sur les Psaumes énonce: Un jour l’union entre l’homme et la femme sera interdite. C’est une lecture « spirituelle » d’un passage de l’Exode, une gezera shava sur ce verset: Tenez-vous prêts pour après-demain, ne vous approchez pas de la femme (Ex 19, 15). Si la femme est prohibée trois jours avant la donation de la Loi, à plus forte raison dans les moments qui précèdent la venue définitive de Dieu à la fin des temps. Si Paul se vit à la fin des temps, et qu’il a cette tradition en tête, n’est-il pas logique qu’il aborde cette question et conseille:

il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme (1Co 7,1)

Vous sentez la différence ?

 

• Un autre champ du midrash.

Si le texte paulinien est un prolongement du midrash juif, comment se fait-il qu’on y trouve quelque chose qui ressemble à une remise en cause de la loi ? Dans tous les textes juifs la loi est affectée d’un signe positif. Elle est la parole de Dieu. Or dans les textes pauliniens, la Loi semble affectée d’un signe négatif. Comment est-ce possible ? Notre hypothèse est que la Loi n’a pas changé de signe par elle-même, mais c’est que le champ du midrash est désormais polarisé autrement. L’espace a changé, nous sommes désormais dans l’espace-temps de l’eschatologie. C’est seulement dans cet espace que la loi peut sembler être affectée d’un signe négatif. Les élaborations pauliniennes explorent par la pensée ce qui se passe à la fin des temps, dans l’eschatologie « réalisée ». Dans l’espace-temps de l’eschatologie des énoncés tels que ceux qui suivent sont possibles:

• la Loi n’est pas juste (au sens où elle ne justifie pas le pécheur)
• Elle est déficiente car elle n’est pas valable pour tous (elle interdit l’entrée des païens)
Dans le midrash juif la loi devait changer de sens à la fin des temps. Il faut prendre le mot sens au sens presque électrique du terme. Si on se place dans la perspective de la fin des temps, de nombreux énoncés apparemment antinomistes sont valides.
• La nouvelle ère n’a pas besoin de loi, la nouvelle loi étant inscrite directement dans les cœurs
• La loi de la fin est légère et universelle
• la loi n’a pas réussi à nous protéger de la chute
• la loi n’est pas de taille face au yetser ha-ra’
• nous n’avons plus besoin de loi, car nos fautes seront portées par le messie etc.
Nous avons rencontré dans une autre étude un tel changement de polarité. Nous reproduisons ci-dessous un résumé de cette étude:

• Affolement du champ

Maïmonide traite en plusieurs passages du statut du prosélyte. La question pratique est de savoir si le ger, le converti au judaïsme, est en tout point égal au Juif. Maïmonide répond en affirmant l’indistinction absolue entre Juif et prosélyte:

Le ger est considéré comme Juif en toutes choses.

Voilà accessoirement qui ressemble fort au ni juif ni grec de l’eschatologie paulinienne. Mais à peine ce principe est-il posé, que la situation juridique du ger se met à échapper à tout contrôle, et qu’à l’inverse, son statut se met à obéir à des règles exorbitantes du droit commun. Vous allez assister en direct à la naissance d’un monstre juridique, provoquée par une exposition au champ de l’eschatologie.

Le principe de l’égalité absolue entre Juif et ger se spécifie d’abord dans la prière. C’est que la question se posait, par exemple, de savoir si un ger pouvait prononcer l’expression “Dieu de nos pères” figurant dans les prières, sans mentir en quelque sorte. A cette question Maïmonide répond sans hésitation par l’affirmative: le ger peut énoncer: Dieu de nos pères; la terre dont tu nous as fait hériter; ha’ossé nissim la-avoténu (celui qui a accompli des miracles pour nos pères) etc. Maïmonide utilise alors l’expression: Dieu a fait les miracles pour tes ancêtres et les nôtres, il n’y a pas de différence entre toi et nous. Maïmonide fait référence ici à une tradition bien connue: le ger est considéré comme un nouveau-né et donc, comme ayant perdu toute attache familiale ou biologique avec sa vie antérieure. Cette tradition n’est pas de nature juridique, elle est de nature eschatologique.

L’attraction du champ de l’eschatologie va maintenant se faire sentir par un ensemble de difficultés juridiques inextricables. Juridiquement parlant, en effet, un converti pourrait épouser sa propre mère biologique qui se serait elle aussi convertie: cette dame n’est plus sa mère. Happé par le champ de forces de l’eschatologie, le raisonnement juridique est comme pris de folie. Le ger ne peut ainsi jamais hériter. Ni de son père biologique resté païen (ce n’est plus son père) ni même de son père biologique converti. En effet, ce dernier une fois converti n’a plus d’attaches familiales avec lui. En un mot, toutes les règles habituelles du droit commun sont bouleversées dès qu’on introduit le principe de la nouvelle naissance. Et ce, dans les moindres détails de la vie quotidienne. Si bien que le principe de départ de Maïmonide (pas de différence entre juif et ger) s’inverse: le statut du ger est maintenant totalement différent de celui du juif d’origine.

Par exemple, pour témoigner valablement en justice en faveur d’un accusé, il ne faut pas lui être apparenté. Deux frères prosélytes pourront pourtant témoigner l’un pour l’autre (ils ne sont plus frères). Je vous fais grâce du cas du meurtrier qui se convertit, vous vous doutez qu’on aura du mal à le condamner. L’eschatologie a pris le pas sur le juridique. Tout se passe comme si les lois sur les gerim avaient non seulement une origine différente, mais une force supérieure aux autres. Or, c’est sur cette idée de hiérarchie des sources du droit que se fonde le midrash paulinien. Maïmonide, on l’a vu, déduit l’égalité absolue entre Juifs et gerim de la commune paternité d’Abraham. Le midrash paulinien ne fait pas autre chose. Il réfèrerait cette hiérarchie à une antériorité temporelle: la promesse faite à Abraham était antérieure à sa circoncision. Mais en fin de compte, le seul fondement de cette prééminence des gerim ne peut se déduire de la loi elle-même, de la sphère du juridique, elle ne peut tenir sa légitimité que de l’eschatologie. Or, comment Paul fonde-t-il la supériorité de la foi sur la loi? Quel est l’objet de la foi d’Abraham? C’est la foi dans la promesse d’un fils, c’est-à-dire d’un messie. Dans l’eschatologie juive, on sait que le messie jouit d’une antériorité absolue puisqu’il est créé avant toute chose. Le messianisme relève donc d’une sorte de loi (torat ha-mashiaH) supérieure, étrangère et antérieure à la loi manifeste.

Le caractère exorbitant des lois sur les gerim risquait de menacer la cohérence de l’ensemble de la Loi. C’est pourquoi les Rabbins ont rétabli, par mesure de sauvegarde, un certain rapport entre le ger et son passé. Vous pouvez être totalement rassurés: un homme qui se convertit en même temps que sa mère ne peut l’épouser. A contrario, on mesure ce que l’eschatologie représente comme puissance d’inversion, puisqu’elle a failli créer dans le droit talmudique une régression pré-païenne. En effet, même les païens pratiquent cet interdit de l’inceste, alors qu’ils sont supposés ne pas avoir reçu la Loi. Un comble.

Il faut donc se rendre à l’évidence. L’eschatologie est une inversion de toute chose. Elle affecte donc aussi la loi. Elle l’affole. En langage paulinien cela pourrait être: Dieu frappe de folie la sagesse du monde.